mercredi 21 décembre 2011

LETTRE OUVERTE AUX WINNERS EN HERBES


  Tu es de la génération de la crise, tu as vingt ans et chacun te prédit une décennie de repli, et tous te décrive un noir avenir, un noir désir fait de récession en cascade, d’ambition rentrée, de déclin annoncé. Les temps vont être durs, fais en ta force. Refuse de voir rimer France avec désespérance fais la rimer avec espérance. 

   Ton monde sera ce que tu en feras et donc ce que tu seras. Ne te laisse pas corrompre par l’humeur du moment et moins encore l’état des lieux. Nous sommes en fin de cycle, c’est ta chance. Il te revient d’inventer demain. 

  Nos figures de proue sont en berne. Crise de l’idéologie, et d’abord de nos intellectuels. Plus épris de leur image que de leur pensée, ils ont choisi la télévision pour cénacle, alors qu’elle n’est qu’une scène. Crise d’intelligence, nos inspecteurs des finances n’ont pas la cote, l’E.N.A. n’est plus qu’une usine à fabriquer des clones incapables ni de prévoir, ni de guérir nos maux. Crise de l’imagination, hier champion de la création, de la novation, de la provocation notre pays se racornit. Ni produits nouveaux, ni nouvelles idées, comme si la mine était tarie. Crise de moralité enfin, les affaires s’emparent de tout : politique, business et même religion. Notre classe dirigeante, tous secteurs confondus, vacille sur son trône. 

  À quoi servent les élites ? À penser demain en conduisant leurs peuples vers un destin toujours recommencé. Où va la France ? Nul ne le sait. Cette terre d’élection, d’aventure, d’invention, qui durant ce millénaire enfui incarna l’avenir, n’est plus qu’un passé. Nul ne crée, ni ne risque vraiment, on ne sait plus que racheter pour croître. Nous avons vécu trois décennies durant au dessus de nos moyens sans penser un seul instant qu’il en faudrait payer la facture : la voici un présent est sans fond, un futur sans forme. Notre pays est ainsi, à intervalles il doute, se referme un temps, maugrée, puis change. Non de tempérament, mais d’esprit. Et donc d’élites. En 1789, cela s’est appelé la Révolution. En l’an 2012, cela s’appelle la Mutation. Plutôt que la subir, fais en ta planche de salut. 

  Trop de têtes qui nous gouvernent sont vides, à bout de souffle, de courage, d’idées. Trop de débats pomponnés, trop de promesses envolées, trop d’essais avortés les ont conduites au fatalisme. Diderot pas mort ! Conséquence, au lieu de penser neuf, elles ne broient que du vieux. Il n’est plus qu’un remède : du balai. Cette France dirigeante que j’accuse, même si je suis loin d’en être un des leaders j’en ai été, j’en reste, un des acteurs privilégiés. Et donc coresponsable de sa décrépitude. C’est moi le premier que je somme de muter, il n’y a pas d’âge pour changer mais seul vous, les jeunes, comptez. Demain vous appartient. Ce monde qui sera le votre se crée aujourd’hui. Ne tient qu’à vous, ne tient qu’à toi, d’en être l’un des Winners. 

  Critiquer les gens en place est une constante bien de chez nous, mais la longue plainte qui monte, envenimée par les morsures de la crise que plus rien n’apaise n’est plus une simple récrimination conjoncturelle. Pour la première fois en deux siècles, une fronde déterminée se forge. Souterraine et silencieuse, mais pour un temps compté, elle met en cause le pouvoir (72 % des Français pensent que leurs politiques sont corrompus 41 % veulent une nouvelle société). Sous peu, elle descendra dans la rue et déboulonnera ces statues de sel qui s’imaginent régner, de par la légitimité de leur élection ou de leur titre de manager, en perte totale de crédibilité. On ne peut indûment mettre en examen curés, maires, ex-ministres, pédégés, financiers à la une des journaux et espérer en la confiance renouvelée de son peuple, de son entreprise, de son église. 

  L’affaire n’est plus politique, elle est civique. Il t’appartient d’y mettre bon ordre. Nos élites se délitent, il est temps de penser à d’autres têtes pensantes. Futur Winner : à tes marques, prêt, partez ! 

  D’où viendront les nouveaux moteurs ? De la base, 1789 ne s’y est pas pris autrement. Car la mue des esprits en place, mieux vaut oublier ! L’homme-papillon ne court pas les allées du pouvoir. Nous changeons de film, il faut redistribuer les rôles. Le nouveau casting ne sera plus le fait exclusif de la fortune, de l’hérédité ou de l’énarchie polytechnicienne, mais celui de l’aptitude à la psychologie collective. On rechercheleader-catalyseur du changement, idées toutes faites s’abstenir. 

  Tout peut aller très vite. L’élite est une caste, c’est sa force et sa faiblesse. Si le moule casse, c’est la caste tout entière qui se brise. Logique, c’est le modèle et non ses impétrants qui est la cause du drame. 

  Hier notre société pyramidale s’était choisie pour la gérer l’aristocratie, pointe extrême de la généalogie. Notre société a généré sa classe supérieure, cette noblesse culturo-économico-politico-médiatique qui se partage pouvoir et gloriole. Pas un Sidaction, pas un talk-show, pas un dîner en ville qui ne juxtapose à égalité un prix Nobel, un humoriste, une médaille d’or olympique, un prétendant au trône, un milliardaire, un Goncourt, un animateur de télé et, cerise sur le gâteau de l’audimat, un top model ou une Miss Univers. On ne refait plus le monde, on fait son numéro. On ne débat plus on cause. On ne combat plus, on persifle. Les leaders devenus Guignols de l’info font les guignols mais plus l’info. Rideau. 

De la noblesse de l’Ancien Régime à la puissance patrimoniale, puis bourgeoise et enfin industrielle du XXe siècle, le pouvoir a, chez nous, toujours été le fait des idéologies. Ces dernières années, il ne s’est plus appuyé que sur la puissance rationnelle. Erreur fatale : s’en remettre aux faits, c’est être aussitôt trahi par eux. Il fallait faire rêver Billancourt, plutôt que de le désespérer. Il est trop tard désormais pour redresser la barre. Le bateau France est ivre. Il faut changer d’équipage et ne plus se tromper dans son choix. Mais qui saura préciser les nouveaux critères de sélection ? Le croisement des études sociologiques et des prévisions scientifiques nous offre un casting, à toi d’en faire bon usage. 

  Domineront demain les chefs capables de nous offrir un espoir alternatif. Jamais les Français n’ont eu une telle soif de changement. Ils ne nous parleront pas d’évolution, mais d’autre monde, de civilisation nouvelle, de vie différente. Ils sauront nous proposer un scénario crédible à long terme, face aux simagrées de réforme dont nous abreuvent sans succès nos gouvernements successifs ou à, ces factices plans triennaux de nos entreprises qui ne sont que des aguiches en mal de réussite boursière. Leurs projets nous emporteront vers un système bio-sociétal calqué sur le vivant, intégrant variétés à l’infini et infimes variétés. L’épine dorsale s’articulera autour des valeurs matri-harmoniques (équilibre, qualité, intégration, émotion, continuité, proximité). L’impératif moral sera de règle. L’interactivité de nécessité. Nous entrerons dans un monde tout dialogue. Écouter et parler seront de circonstance, face aux clans socioculturels qui segmenteront le pays, comme face à ses collaborateurs qui attendront une autre hiérarchie, un autre intéressement, un autre management. L’entreprise est désormais plurielle, chacun étant soi. La société de personne s’invente, à tout manager de l’intégrer. Fin du discours du chef, place à la concertation. Avec une corrélation : l’obligation de quitter les rives froides et impersonnelles de la communication rationnelle pour celles accueillantes et enivrantes de la communication émotionnelle. Le rationalisme du management est son coupe couille, place à la liberté créatrice. 

  À la lecture de ce curriculum futuræ, tu pourrais douter d’être un jour parmi les élus. Ne sois pas modeste. La nature a horreur du vide. Il y aura de la place pour tous. Chacun a son niveau. Au sommet, il faudra inventer la grande école qui réinventera l’école. Une gageure, puisque ce sont les élites en place qui s’auto-reproduisent dans leurs couveuses élitistes. Auréolées de leur savoir-faire, elles se parent d’un savoir-tout-faire. Elles se mirent dans leur supériorité jusqu’à en devenir sourdes aux évolutions qui les entourent. À ce rythme, elles ne sont plus que les garantes du passé. Leur neutralité idéologique est interprétée comme un cynisme sans idéal. Leur éthique de l’efficacité rime avec pratique de l’amoralité. Leur sens du service collectif fait craindre l’oubli de chaque individu. Leur vigueur programmatrice n’est plus que rigidité destructive, leur théorisation vaut inadaptation, leur froide lucidité se fait inhumanité chronique et leur intelligence, hier fée universelle, n’est plus qu’une froide mécanique qui tourne à vide. 

  Te voici donc, si tu n’es pas sorti de la cuisse de l’ENA ou de Polytechnique, apte à saisir ton destin. Le pedigree universitaire n’est plus ce qu’il était. Le bilinguisme, l’esprit net, le goût du nomadisme, l’imagination créatrice, le courage, la volonté d’entreprendre seront demain les premiers diplômes exigés. Je ne prétends pas les études universitaires inutiles, loin de là, mais il faut savoir qu’elles ne seront plus les seuls sésames de la réussite. C’est une vraie redistribution des savoirs. 

Qu’attend t-on de nos futurs leaders ? Réponse : de simples vertus, mais des vertus simples. 

Un : l’audace. Il te faudra tracer une voie sortant des routes battues, frôlant l’utopie et se gardant des stéréotypes éculés, style « société juste et prospère » ou « entreprise forte et concurrentielle ». Le monde bouge, bouges toi les neurones ; les mots, les idées, les objectifs devront être vierges. Chacun de nous est en manque de new frontiers. Le rêve kennedyen ne mourra donc jamais. 

Deux : l’éthique. Le déclin moral est tel que seul sera perçu l’engagement dans une transparence et une interaction totales. La parole d’Évangile politique sera le donnant-donnant : de l’État j’attends cela, qu’attend-il de moi ? Même motif pour les affaires, ce n’est plus je mais nous, pas ce nous de façade qu’utilisaient déjà nos patrons pour faire démocratique. Mais un nous d’écoute, de concertation et de partenariat. 

Trois : l’interactivité. Rien ne se fera plus seul. L’échange dialectique permanent sera le moteur du mouvement. Le paternalisme mourra, remplacé par la citoyenneté. L’entreprise républicaine s’annonce enfin : celle de la liberté du dialogue, de l’égalité des échanges, de la fraternité des décisions. À l’unisson, nos sociétés mettront au rancart le patron de droit divin pour s’en remettre au patron élu. Il ne suffira plus d’être nommé par son conseil d’administration, encore faudra-t-il être admis par l’ensemble de ses collaborateurs. 

Quatre : la passion. À la froideur robotique de nos têtes d’œuf s’opposera le langage du cœur. Il sera l’espéranto du XXIe siècle. L’humanitaire relaiera l’humanisme. Terminé ce paternalisme hypocrite qui a vu une génération de dirigeants jouer tour à tour les Pères Noël et les pères fouettard sans y mettre une once de sentiment. Place à l’authenticité, au naturel, à l’engagement. 

  Ton mot d’ordre sera la mobilisation générale. Halte au pessimisme, à l’immobilisme, au nihilisme, tu seras chef de guerre ou tu ne seras pas. Ce n’est plus un simple charisme médiatique que l’on attendra de toi, mais un charisme fédérateur. Hier les patrons se regardaient le nombril et se prenaient pour le nombril de leur entreprise, tu devras apprendre à ne plus regarder que celui des autres pour leur apprendre à digérer l’avenir ensemble. On ne te demandera pas seulement de changer le cours de la Bourse, mais aussi de changer le cours des choses. Un job autrement plus complexe. 

  Ainsi naîtra une nouvelle race de cadres qui ne seront plus ces têtes bien faites dont s’entourent nos big boss d’aujourd’hui, mais des têtes chercheuses, poètes et visionnaires. Fous non plus du roi, mais du peuple (traduis du consommateur, de l’électeur, de l’internaute. Après tout, c’est la même personne). 

  Le management deviendra non positionnel, encourageant autonomie et initiative de toutes les équipes. Les structures s’estomperont pour mieux focaliser les efforts de chacun sur des tâches spécifiques. Un environnement de travail forgeant l’esprit d’équipe. Un métissage des langues et des cultures qui permettra de mieux appréhender la mondialisation destructive. Apple qui a révolutionné l’informatique fonctionne sur ce modèle. Tu seras fils de Job (Steve, bien sur) flexible, nomade, connecté, responsabilisé et, avant tout, passionné. 

  Le monde des affaires n’en sera pas plus facile à gouverner. Quoi de plus déstabilisant que cette structure mutante et multidimensionnelle ? Que de trésors de psychologie seront nécessaires pour soulever la foi, quels abysses de tempérance pour se mettre à l’écoute de chacun, quels tréfonds de curiosité pour défricher les voies naturelles ! Aussi allons-nous, contrairement à l’idée répandue, vers une nouvelle mythification du patron. Non plus maître après Dieu, ni star, mais héros de la mutation. 

  Le fondateur de Microsoft, cet adolescent attardé devenu presque malgré lui l’homme le plus riche du monde, en est le précurseur. Les milliardaires d’antan étaient folkloriques, outrecuidants ou gâteux. Buffalo Bill Gates est un milliardaire en jeans, bien dans ses Nike et dans son Gap, plus copain que patron, plus aimé que jalousé, plus respecté que craint. Mais surtout Jesus Gates a donné au monde la plus belle leçon de solidarité que l’on pouvait lui offrir : 80% de sa fortune pour lutter contre sa misère. 

  Ultime évolution, les élites ayant toujours trusté le monopole de la parole, il leur faudra savoir la rendre. La mode chez nos politiques est toujours à l’occupation du terrain, de peur de le laisser à leurs concurrents. Une pulsion médiatique suicidaire. 

  Au fonctionnement de l’autorité décrétée, tu préfèreras l’autorité justifiée. Facile ! Il suffit d’associer son auditoire avant toute déclaration. Nos Pdg stars n’ont pas toujours compris ce basculement de mœurs. Au partage de leurs décisions, ils privilégient la mise en scène de leurs actions. Dès lors, faute d’être à l’écoute, ils ne sont plus écoutés. Seuls orienter, échanger, présenter, seront tes verbes autorisés. Décider, affirmer, imposer, manipuler sont désormais tabous. Ce qui n’exclut pas de reconquérir l’autorité perdue. Mais en exprimant l’ambition des autres et non la sienne. Obligation aussi de définir les règles du jeu et d’en être le premier pratiquant et non plus l’arbitre. Au patron de faire et non plus de faire faire. Suggestion enfin, gagner l’adhésion collective. Tous les moyens te seront bons : contacts-terrain, disponibilité, votes, groupes d’études, appel aux sages, emploi de médiateurs et par-dessus tout échanges. Mieux qu’interactif, il faudra te montrer « contractif ». 

  Reste le plus difficile : former nos jeunes autrement. Antoine Riboud, lorsqu’il fit ses adieux à la scène managériale, ne manqua pas de rappeler : « Je ne crois pas au diplôme. Serait-ce parce que je n’en ai pas ? » Mais son fils, Franck, à qui il a confié les rênes de son entreprise, sort de l’École polytechnique de Zurich. Et tout en partageant son avis, j’ai quasiment exigé du mien qu’il entre à HEC Paris alors qu’il rêvait d’être cinéaste. Moralité, il a commis son premier film sur les bancs même de Jouy en Josas. 

  Beaucoup d’eau coulera sous les ponts avant que HEC, l’E.N.A., Polytechnique, Centrale, Normale et nos autres institutions quelles que soient leur réputation ou leur niveau changent leurs programmes. C’est donc aux futurs élèves de changer et de ne pas en rester à la seule remise de leur diplôme. De fuir la carrière, de multiplier les voyages, d’engranger les expériences avant tout choix définitif. Lorsque je revois ma jeunesse, je sais que je dois ma chance non à mes hellénismes si mal abordés que j’en ai tout oublié, ni à mes études de docteur en pharmacie plus appliquées et tout autant envolées, mais à l’idée saugrenue qui m’a saisi à vingt ans de faire le premier tour du monde en 2 CV. Il n’est pas une semaine de ma longue marche que cette aventure n’ait éclairée. Et puis quand on a dû faire tous les métiers pour boucler sa boucle, plus rien ne peut ni vous éblouir, ni vous rebuter. J’ai commencé ma vie professionnelle comme cireur de chaussures et homme-sandwich-globe-trotteur, il est normal que je l’achève en Fils de Pub autour du globe. 

En un mot, quelque soit ton début de parcours, tente « l’échappée belle ». Refuse le déjà dit, le déjà fait, le déjà vu. Abonnes-toi à l’ailleurs et l’autrement, fuis le connu, déchiffre l’inconnu. Ne rêve pas de réussite, rêve d’évasion. Ne sois pas standard, sois Winner.

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