Jacques Séguéla, publicitaire connu et auteur du livre ‘Ne dites pas à ma mère que je suis dans la publicité... elle me croit pianiste dans un bordel’*, nous donne sa vision sur le féminisme aujourd’hui
La dernière fois que nous nous sommes vus en 2010, vous avez mentionné que le 21ème siècle serait « féminin ». À un an de distance, pensez-vous toujours que ce siècle est plus propice au développement des valeurs féminines ? Si oui, pourquoi et quelles sont ces valeurs ?
Je me souviens du titre du premier chapitre de l’un de mes livres : Le futur a de l’avenir, publié il y a 25 ans. 25 ans seulement – l’histoire prend son temps, mais la marche du temps est inexorable. Avec ses sombres processions de millions de morts au cours des deux guerres mondiales et ses 50 crises économiques, le 20ème siècle représente l’échec de 2000 ans de suprématie des valeurs masculines – domination, force, pouvoir, compétition. À l’opposé, la femme représente, au-delà de ses défauts, les vertus de sa caste: l’harmonie, la tendresse, la générosité, le partage, l’écoute. En un mot, l’amour. La femme donne la vie avec la naissance. L’homme tue avec la guerre.
Seules les valeurs matriarcales de la maternité sauveront notre monde de la désintégration financière, politique et sociale. Mais quel mâle est prêt, au fond de lui, à accepter le renversement d’une hiérarchie qui a donné tout le pouvoir aux hommes ? Cette stigmatisation ancestrale devra cependant laisser la place à une autre forme de gouvernance de notre vie quotidienne, de nos états et de notre planète. Ceci ne signifie pas que tous les postes de pouvoir doivent être occupés par le « sexe faible », mais que les représentants dits du « sexe fort » ne réussiront que s’ils sont porteurs de valeurs féminines : les femmes sont donc les mieux équipées pour prendre leur place dans une société qui se trompe de dieu depuis trop longtemps.
En faisant du pouvoir et de son corollaire, l’argent, le maître du monde, nous avons poussé ce monde au bord du gouffre. Nos financiers sont nos fossoyeurs – en toute liberté et avec impunité. Il est temps d’imposer un ordre moral différent. L’amour pour notre prochain – et son alter-ego le respect – l’amour pour notre famille et pour la nature, ne peuvent qu’inverser notre fuite en avant machiste et suicidaire. Qui mieux que les femmes peuvent accomplir ce miracle ? Nous sommes englués dans une boue matérialiste, égoïste et autocrate qui nous paralyse.
Le capitalisme – ce mal nécessaire dans toute démocratie – ne survivra que s’il apprend à se remettre en question. Et arrêtons de nous mentir, ce changement ne concerne pas que la politique mais également notre société civile en général.
Si ce siècle est féminin dans ses valeurs, comment expliquez-vous le manque de mixité aux niveaux supérieurs des grandes entreprises, qu’elles soient françaises, européennes ou chinoises ?
Ce mouvement progresse, mais quelle longue marche… Notre CAC40 compte 20.62% de femmes – 65 ont été nommées cette année – ce qui a eu pour effet de rajeunir les cercles d’affaires (les femmes aux postes de direction ont en moyenne 55 ans, les hommes, 61). Havas a même nommé Mercedes Erra à son conseil d’administration. Ouf !
Mais n’allez pas croire que les hommes qui nous gouvernent soient en pleine métamorphose volontaire. C’est la loi Zimmermann-Copéqui impose ces changements et les entreprises ont jusqu’à 2014 pour obtempérer. La plupart a répondu à l’appel, pour une fois. Seules deux entreprises du CAC40 ne comptent toujours aucune femme au sein de leur CA : EADS et ST Micro electronics. Courage Messieurs, ne fuyez pas!
Les femmes n’ont-elles pas été confinées à un modèle unique, en grande partie victimes du modèle femme-objet imposé par la publicité, qui les a empêchées de progresser professionnellement de peur qu’elles ne passent leur temps à se faire les ongles ?
La publicité est le miroir de notre société et donc la première réflexion de ses imperfections. Les publicitaires ont réduit les femmes mariées à une niche : la 'ménagère de moins de 50 ans'. Quel idiot catégorise ainsi celle qui lui a donné la vie ? Heureusement, ils ont maintenant compris qui est leur vrai patron – 80% des consommateurs sont des femmes. Les femmes sont maintenant les reines du commerce et donc de la communication. Rien ne se passe dans le domaine de la pub sans leur accord, voire leur participation.
Les derniers secteurs dont les publicités ont longtemps été destinées aux hommes, tels que l’automobile et l’électronique, ont du se rendre à l’évidence – la virilité n’est pas une preuve de crédibilité. Une approche unisexe est nécessaire. Les gens de Moulinex ne se sont pas trompés quand ils ont lancé le slogan “Moulinex libère les femmes” dans les années soixante-dix. Cette libération est maintenant totale mais elle se limite à la consommatrice – la femme d’affaires a encore du chemin à parcourir.
Est-il plus difficile pour une femme que pour un homme de se faire un nom dans le monde de la publicité ?
La publicité reflète nos contradictions mais épouse la cause des femmes. Elle ne fait cependant pas exception à la règle du pouvoir machiste, à l’addiction à la testostérone. Nos agences sont composées à 70% au moins de femmes, mais on compte moins de 10% de femmes dans nos équipes de direction. Pas un seul des grands groupes publicitaires n’est dirigé par une femme. C’est un fait atavique, très peu de femmes gravissent les échelons du pouvoir.
Le monde de la publicité est une guerre, comme le montre son vocabulaire : campagne, cible, briefing, stratégie. La conquête des marchés est comparable à celle des territoires et une victoire demande un sacrifice de temps et d’énergie. Les femmes, souvent tiraillées entre leurs différents rôles d’épouses, mères et professionnelles, souffrent d’un désavantage structurel. Seul le passage de notre société machiste à une société aux valeurs matriarcales leur donnera accès au pouvoir. Les mesures actuelles vont dans ce sens – la société civile sera forcée de se lancer.
Quel conseil donneriez-vous à un jeune talent féminin ?
Tout d’abord, d’y croire. Si le monde ne peut être sauvé que par les valeurs féminines, il en va de même pour le monde des affaires. Ensuite, d’en acquérir les moyens. Nier l’atavisme, combattre l’exclusion, mettre en place des réseaux d’influence, s’unir plutôt que lutter. En bref, ne pas abandonner aux mâles les domaines de l’influence et de la notoriété. Enfin : Rester Femme. Le monde des affaires a besoin de féminité et de la façon différente qu’ont les femmes de « regarder » les choses. Ne pas imiter les hommes – à ce jeu, elles perdront toujours. Soyez ce que vous êtes, et le monde se pliera peu à peu à votre image.
Je n’aurai pas le bonheur de le voir – mais j’ai un plan : j’ai l’intention de me réincarner en femme. L’avenir leur appartient.
Julie Pourtois (www.lepetitjournal.com- Hongkong) lundi 9 janvier 2012
Hong Kong Echo – Autumn 2011
© Copyright Autumn 2011 by the French Chamber of Commerce and Industry in Hong Kong
*En 1970, Jacques Séguéla a cofondé l’agence de publicité RSCG, absorbée par le group Havas en 1996. Son livre publié en 1979, « Ne dites pas à ma mère que je suis dans la publicité... Elle me croit pianiste dans un bordel » est la synthèse d’une douzaine d’années d’expérience dans la pub. Il est célèbre pour ses slogans publicitaires et pour ses commentaires engagés sur l’actualité. Il a été journaliste pour France Soir et rédacteur en chef de Paris Match. Il a participé à plusieurs campagnes présidentielles en qualité de conseiller.
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