Dans l’audiovisuel, comme auparavant dans les transports, la publicité ou la voiture électrique, l’homme d’affaires fait preuve d'un hyperactivisme pour mettre lui-même en place sa stratégie. Avant de céder les rênes à ses enfants.
L’hélicoptère Bolloré s’est posé chez Vivendi. Installé quatre jours par semaine dans le plus beau quartier de Paris, avec vue plongeante sur l’Arc de triomphe, Vincent Bolloré est le président du conseil de surveillance le plus actif de la place. Il pourrait, comme tous ses pairs, se contenter de déléguer à Arnaud de Puyfontaine, le président du directoire, ou de laisser les manettes à Bertrand Meheut, le patron de Canal+, la filiale la plus importante du groupe de communication. Mais non, il s’occupe de tout – jusqu’à mettre son nez dans la grille de rentrée et supprimer Le Grand Journal – ; a un avis sur tout, y compris sur les emblématiques Guignols – « un programme qui a 30 ans est un vieux programme » – ; et se moque de déstabiliser la hiérarchie : « Débarquer dans une entreprise, c’est comme entrer dans un téléphérique. Au début, tout le monde se pousse un peu, et puis très vite chacun trouve sa place. »Pas toujours cependant : Rodolphe Belmer, le directeur général de Canal+ sèchement limogé le 3 juillet, est, lui, resté à quai.
Hyperactivisme
Ni Puyfontaine ni Meheut ne disent mot. Et Bolloré balaie d’un revers de la main les rumeurs d’un autre départ, du PDG de Canal+ cette fois : « Bertrand est mon ami, je le vois tout à l’heure. » Avant de l’assassiner dans la phrase suivante : « Canal est attaqué, il lui manque des accords avec des majors aux Etats-Unis, le groupe doit sortir des frontières : Canal doit bouger. » Son PDG également ? En tout cas pas avant l’automne.
De cet hyperactivisme, Bolloré rit en haussant les épaules : « Quand j’étais en 9e, mon institutrice avait écrit sur mon bulletin : “Vincent se mêle de tout, il n’a plus qu’à prendre ma place” ! » Et quand on avance que certains, au conseil de surveillance, pourraient penser la même chose, il sort l’argument imparable : « Ils savent que, avec 15 % des actions, je suis le premier actionnaire de Vivendi. Et de loin ! »
Au nom de cette légitimité, il a de grands desseins pour le groupe :« Projeter la culture française dans le monde entier. Face aux Etats-Unis, qui exaspèrent une partie du monde, et face à l’Asie, à la culture parfois jugée plus hermétique en Occident. » C’est son axe, sa stratégie. L’homme d’affaires a devant lui 8 milliards d’euros de cash issus des ventes des actifs de Vivendi. Il en a dépensé 3 pour acquérir Dailymotion et Telecom Italia. Mais il a surtout cette énergie qui électrise aujourd’hui l’audiovisuel, comme elle a bousculé le transport, la logistique en Afrique, la publicité, la télévision, la voiture électrique, ces secteurs disparates sur lesquels l’homme d’affaires a successivement posé sa patte.
Observation et réorganisation
Les vieux routiers d’Havas se souviennent que, dès l’installation du groupe publicitaire dans la tour voisine du siège de Bolloré, à Puteaux, en bord de Seine, le patron a fait percer deux passerelles. « Vous ne pourrez pas savoir par où j’arrive », a-t-il averti, rieur. La méthode est toujours la même. « Il est présent, décrit Yannick Bolloré, désormais à la tête d’Havas. Mais il laisse les choses se faire, il écoute, prend la température. » Alain Minc, moins langue de bois, parle du « choc créé par la rencontre entre un entrepreneur et une bureaucratie : ça secoue, puis ça décante, et vous voyez apparaître les bons ».
Comme il l’avait fait à Havas, il casse les baronnies et insuffle son énergie aux équipes endormies. A Vivendi, c’est la culture de silo traditionnelle qu’il a brisée. Après Los Angeles en juillet 2014, puis Paris en janvier, c’est à Londres que Vincent Bolloré a réuni mi-juin les 50 dirigeants des différentes filiales durant un jour et demi. Le sexagénaire en pleine forme jouait ainsi les animateurs de luxe, sorte de Frédéric Taddeï du business, dans la cafétéria d’Universal Music Group, en plein quartier de Kensington à Londres, au siège mythique du géant du disque, propriété de Vivendi. Autour de lui, Arnaud de Puyfontaine, Bertrand Meheut et Rodolphe Belmer pour Canal+, Yannick Bolloré et Dominique Delport pour Havas, Cyrille Bolloré pour l’énergie, les représentants de l’Afrique, des transports, d’Universal Music… Ces personnages-clés de la galaxie se sont vus affublés d’une étiquette flatteuse : ce sont les « cofounders », autrement dit, les refondateurs de Vivendi. Rien de moins.
Après une soirée à Abbey Road, lieu rendu mythique par la légende des Beatles, aussi propriété de Vivendi, Vincent Bolloré a prévu une fin en apothéose avec le lancement des Bluecar londoniennes à Cavendish Square, ponctué d’un concert de Jamie Cullum, un artiste Universal. Ils ont, par petits groupes, cogité sur les contenus de dimension mondiale, les développements communs aux différentes branches du groupe en Grande-Bretagne, ou sur l’utilité pour tous de Dailymotion. Fini, l’époque où les dirigeants de Canal+ ne connaissaient même pas l’adresse du siège parisien d’Universal !
Main de fer
Mais la palabre n’a qu’un temps. Le vrai pouvoir, Bolloré ne le partage pas.« Tu es son ennemi ou son ami, lance Séguéla. Il faut choisir. » Une fois la décision prise, ce travailleur infatigable, sur la brèche tous les jours de 6 h 30 à 22 ou 23 heures, investit dans la mise en œuvre, avec une main de fer.« Il n’aime pas qu’on lui résiste et n’apprécie pas ceux qui lui manquent », assure un cadre du groupe. Bolloré n’est pas un colérique. Mais « je l’ai vu, sec, rhabiller les uns, très froid, dur avec d’autres », confie un cadre.
C’est la méthode de l’hélicoptère. Comme l’appareil sur un champ, Bolloré s’abat et plonge successivement sur chaque dossier. « Je fonds sur un sujet comme Google Earth », préfère-t-il dire désormais. Rien ne lui échappe : les -poignées de porte de son automobile électrique, la Bluecar, les détails de la conception intérieure. « On ne peut pas lui raconter de coups, raconte Michel Roussin, son bras droit en Afrique, à fond sur un projet fou de voie ferrée. Il connaît parfaitement la différence entre un rail de 32 kilos et un rail de 54 kilos. Il sait celui qui tiendra. » Lors de la reprise d’Havas, il a fait le tour des clients. Il avait lu les fiches de chacun d’eux et ne partait pas sans avoir laissé son numéro de téléphone mobile, recommandant de l’appeler au moindre problème. Les dirigeants étaient sidérés de le voir répondre aux clients à la minute même, quel que soit l’appelant.
Passation des pouvoirs
Bolloré remet l’activité à l’endroit : il l’a fait pour la publicité, la voiture électrique, l’Afrique, le transport… A la manière des empereurs romains, il laisse dans les territoires conquis quelques hommes – il n’a changé que le patron et le directeur financier d’Havas, par exemple – et se penche sur d’autres sujets. « J’ai complètement délégué Havas à Yannick, et BTL [Bolloré Transport et Logistique] à Cyrille. » Non sans avoir disposé autour de ses fils, brillants, un staff solide et expérimenté. Vincent Bolloré ne vient plus aux avant-premières d’Havas, n’apparaît plus dans les murs. -L’hélicoptère a atterri ailleurs. A Vivendi, il estime que, dans quelques mois, il n’aura plus besoin d’être là.
Pourtant, il a encore des années devant lui, ayant fixé au 1er avril 2022, quand il passera le cap des 70 ans, le moment où il lâchera le manche. « Son allié, c’est le temps, explique Jacques Séguéla. Quand il lance une activité, il veut la réussite, mais il a le temps. Le CAC 40 est l’esclave du temps. Lui n’en a rien à f… » Il a investi à perte 100 millions d’euros par an en Afrique durant dix ans, avant de porter son investissement à 200 millions par an depuis l’an 2000. Le stockage de l’électricité a englouti 2,5 milliards d’euros d’investissements sans que la rentabilité soit vraiment au rendez-vous, mais elle a donné naissance aux Bluecar, notamment… Et, aujourd’hui, il a demandé à son fils Sébastien d’ouvrir à Los Angeles la première succursale de Blue Solutions en Californie. A un pâté de maisons du siège de Tesla, la firme automobile du légendaire Elon Musk : « Ils valent 70 milliards de dollars, il faut savoir se rapprocher de ceux qui réussissent ! »
Lente imprégnation
Son allié, c’est, avec l’humour, surtout la saga familiale, outil majeur de la séduction Bolloré. Pour ancrer son entreprise dans la durée, il fallait intéresser les enfants à l’affaire et les former. Les trois fils et la fille de Vincent Bolloré sont maintenant présents dans les arcanes du groupe, et le hasard n’y est pour rien. C’est une lente imprégnation, la plus joyeuse et la plus légère possible que décrit Cyrille Bolloré. Aussi loin qu’il se souvienne, le frère cadet de Yannick a vu son père rentrer de voyage et le raconter devant une carte déployée. « Il faisait cela de façon très ludique. Il nous expliquait que la Côte d’Ivoire, c’est le cacao, le Kenya, les roses. Il nous montrait d’où descendait le coton, où poussaient les noix de cajou, les lieux d’habitation des différentes tribus. Cela l’amusait, je crois que cela lui permettait aussi de réviser. » Quasiment du Tintin en Afrique…
Les fils se réjouissent ou s’émeuvent au rythme des activités de l’entreprise. Lorsque le froid commence à pincer, Vincent Bolloré se frotte les mains :« C’est bon, on vend du fuel ! »« J’ai été bercé par l’histoire du lithium, ajoute Cyrille. On se demandait si les ressources seraient suffisantes. Dans mon lit d’enfant, je m’endormais en me disant : “Il faut qu’on trouve des mines de lithium !” »
Avec ses enfants, le patriarche tient aujourd’hui les rênes tout en souplesse.« Dans les grands briefings, jamais je n’ai vu Vincent Bolloré interrompre ses fils ou les contredire, jamais je n’ai entendu de reproches publics », note Michel Roussin. Jacques Séguéla a noté « beaucoup de tendresse et de doigté pour préparer [Yannick] ». Cyrille confirme : « Certains héritiers ont eu de grosses pressions : nous, on ne nous a jamais fait peser le poids du destin familial, jamais mis sous pression. » Difficile de faire atterrir l’hélicoptère à la table familiale.
Marc Baudriller et Jean-Baptiste Diebold
A Yannick, l'empire de la publicité
« Yannick était mon fils, maintenant, je suis son père ! » Vincent Bolloré résume en quelques mots glanés à l’extérieur la réussite de son second fils. A 35 ans, Yannick Bolloré pilote l’empire Havas, son 1,8 milliard d’euros d’activité et ses 16 000 salariés répartis sur tous les continents. Avec une implication de tous les instants pour résoudre des enjeux compliqués. Sur les activités d’Havas plane la menace des grands groupes de technologie américains, les Google, Amazon, Facebook… tentés de se passer des agences médias pour vendre leurs inventaires publicitaires. Menace de la conjoncture dans tous les pays où le groupe est présent sur cette activité sensible. Menace des grands comptes toujours tentés de remettre en compétition leurs budgets ou d’intégrer les services rendus par l’agence…
Le poste n’a rien d’une sinécure. « On bosse énormément, explique Dominique Delport, le patron d’Havas Media. Mais chacun est one click toYannick. C’est un sérieux gage de succès. Il y a très peu de ligne hiérarchique, la réaction est rapide. » Le fils de Vincent Bolloré, qui rêvait de cinéma et que la rumeur donne régulièrement à la tête de Canal+, se dit comblé à Havas : « Nous traversons une période bénie. La conjoncture est favorable, la croissance est là, nous gagnons des budgets. » Mais il reste lucide quant à sa situation : « J’ai eu la chance de pouvoir griller les étapes dans une famille à l’esprit entrepreneurial. »
Entouré de managers expérimentés, Yannick Bolloré a désormais la haute main sur la stratégie du groupe, suivi de loin par son père. « J’essaie de l’impliquer quand il faut, explique Yannick. De trouver le bon niveau d’information à lui transmettre. » Très attaché aux racines familiales, aux week-ends partagés avec ses frères, sa sœur et son père, Yannick a pris du recul. « Travailler en famille est une chance quand tout se passe bien, mais ce n’est pas plus simple. C’est formidable ou plus compliqué, car l’émotionnel et l’irrationnel peuvent entrer en jeu. »
A Cyrille, le transport et la logistique
Le jeune homme timide que son père tentait de valoriser dans les interviews, le débutant méconnu écrasé par la surface médiatique de son frère Yannick et l’imposante personnalité de son père, a fait du chemin. Agile, volubile, souriant, gai, jonglant avec une aisance d’acrobate entre les chiffres, les structures complexes et les innombrables activités de l’immense groupe qu’il dirige, Cyrille Bolloré préside, à 30 ans tout rond, aux destinées des… 36 000 salariés de Bolloré Transport et Logistique dans 102 pays du monde.
Le troisième fils de Vincent Bolloré faisait du trading à New York voilà huit ans lorsque son père lui a proposé de venir faire « la même chose » au sein du groupe familial, dans une filiale de trading de pétrole. Le jeune diplômé de Dauphine et de Westminster University a hésité, puis a plongé dans… la logistique pétrolière. Un univers bien éloigné de ce que son père lui avait promis ! « Je lui ai proposé de faire du trading, et puis j’en ai rajouté dans la brouette », explique Bolloré père.e jeune homme timide que son père tentait de valoriser dans les interviews, le débutant méconnu écrasé par la surface médiatique de son frère Yannick et l’imposante personnalité de son père, a fait du chemin. Agile, volubile, souriant, gai, jonglant avec une aisance d’acrobate entre les chiffres, les structures complexes et les innombrables activités de l’immense groupe qu’il dirige, Cyrille Bolloré préside, à 30 ans tout rond, aux destinées des… 36 000 salariés de Bolloré Transport et Logistique dans 102 pays du monde.
Le jeune directeur adjoint approvisionnement et logistique de Bolloré Energie est passé du fuel aux matières premières, de la logistique au négoce, des ports aux chemins de fer africains. Il est désormais le numéro deux du groupe, juste derrière son père, avec les fonctions de directeur général délégué et de vice-président administrateur délégué. En clair, Cyrille est désigné pour reprendre les rênes du groupe s’il arrivait malheur à Vincent Bolloré.
De son père, il assure n’avoir pas entendu de grands discours sur le management, ni reçu beaucoup de conseils de gestion. Seulement un peu de talent pour faire rêver, et une capacité à déléguer : « Sa grande force, c’est qu’il nous pousse et nous responsabilise : tu dis quelque chose, tu le fais ! »Sous l’avalanche de chiffres, de structures et d’initiatives, la passion est indéniable. « Je ne regrette pas d’avoir quitté la finance », dit-il. Et ce n’est pas la moindre des réussites de Vincent Bolloré d’avoir fait passer cette passion : « C’est subliminal. »
A Sébastien et Marie, les voitures électriques
Sébastien, 37 ans, l’aîné de la fratrie, et Marie, la dernière, sont plus discrets que Yannick et Cyrille. Diplômés tous les deux de Paris-Dauphine, comme leurs deux frères – « Il y avait la ligne de bus directe depuis la maison ! »rigole Vincent Bolloré –, ils n’en sont pas moins, eux aussi, aspirés dans le groupe qui porte leur nom.
Installé à New York, Sébastien s’occupe du développement de Blue Solutions, la filiale spécialisée dans le stockage d’électricité, aux Etats-Unis. Il a créé la structure Blue à Los Angeles et installera à la rentrée les Bluecar, ces petites voitures bleues construites en parte-nariat avec Peugeot Citroën, à Indianapolis. « Sébastien ne voulait pas diriger de grandes équipes : il est la tête chercheuse du groupe », dit son père. Il est parti en Corée du Sud ou en Australie observer les expériences qui pouvaient être utiles au groupe.ébastien, 37 ans, l’aîné de la fratrie, et Marie, la dernière, sont plus discrets que Yannick et Cyrille. Diplômés tous les deux de Paris-Dauphine, comme leurs deux frères – « Il y avait la ligne de bus directe depuis la maison ! » rigole Vincent Bolloré –, ils n’en sont pas moins, eux aussi, aspirés dans le groupe qui porte leur nom.
A 27 ans, Marie vient de rejoindre le groupe. Propulsée administratrice de Mediobanca dans le fauteuil de Vincent Bolloré, qui s’en sert de vigie du capitalisme italien. Et suit, comme ses frères avant elle, un parcours initiatique. Plongée parmi les équipes qui développent les voitures électriques à Vaucresson, Marie est en charge du marketing de la nouvelle auto du groupe, la Bluesummer, version décapotable de la Bluecar. « Elle doit en vendre 500 cette année, rappelle son père. On verra si elle y arrive ! C’est un beau challenge. Je me réjouis qu’elle nous ait rejoint. »
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