mardi 25 mai 2021

Jacques Séguéla : « Si tu n’as pas 95 % de notoriété, tu ne peux pas être élu » Propos recueillis par Adrien Voyer pour le Point




ENTRETIEN. De François Mitterrand à Emmanuel Macron, la communication politique a bien changé et le publicitaire est aux premières loges. Il nous raconte.



Un matin de mai, Jacques Séguéla, 87 ans, nous reçoit dans ses bureaux parisiens chez Havas. La salle vitrée ressemble étrangement à un studio photo. Le mauvais temps gâche la vue que l'on devine imprenable sur la capitale. Aussi bien en France qu'à l'étranger, le publicitaire a construit la communication de nombreuses personnalités politiques. L'homme estime que Mitterrand en le faisant participer à sa campagne présidentielle victorieuse de 1981 a fait de lui « le roi de la publicité ». Depuis, les campagnes électorales ont bien changé. Pour Le Point, Jacques Séguéla évoque la transformation de la communication face aux enjeux de 2021. Quel regard porte-t-il sur la politique aujourd'hui ?

Le Point : L'interdiction de la publicité politique par Michel Rocard a-t-elle transformé les campagnes ?



Jacques Séguéla.© PHILIPPE DESMAZES / AFP

Jacques Séguéla : Je dénonce depuis vingt ans une anomalie que personne ne remarque. La publicité politique est interdite dans une seule démocratie du monde, la France. C'est incroyable ! La publicité est née en France, chez Havas, en 1835, et c'est ici même qu'a été décidé d'interdire l'usage de la publicité dans les campagnes politiques : j'ai été abasourdi, et je le suis encore. À l'époque, Michel Rocard était Premier ministre, et c'est lui qui a décidé d'une mesure aussi ridicule. Puisque l'État subventionne les campagnes, il suffisait d'ajouter un budget pub – le même pour chaque candidat – à la dotation de l'État, plutôt que d'en interdire l'usage. J'étais persuadé que ça ne passerait pas, mais je me suis trompé. Cette exception française détruit toutes les campagnes ! Elles ne se résument plus qu'aux trois mots du slogan ; toute la force de la publicité a été tuée. Les candidats multiplient ainsi les meetings dont la presse va extraire une minute à destination de la télé, où l'on verra le candidat et son affiche. Ça coûterait tellement moins cher de coller ces affiches directement dans la rue. C'est de l'argent jeté par les fenêtres.



En politique, la communication occupe une place croissante. Le numérique a-t-il été une révolution ?


Malgré la percée du numérique, la stratégie n'a pas changé. Un candidat doit pouvoir être défini en un slogan et avoir une affiche. « En marche ! » a joué un rôle majeur dans la victoire de l'actuel président, c'est incontestable. Un soir de campagne en 2017, Macron est venu dîner à la maison avec l'idée de changer de slogan. « En marche ! » avait déjà été trouvé, mais il voulait du slogan « La France est une chance ». Je lui ai dit : « Tu utiliseras ce slogan un jour, mais pas dans cette campagne. En marche ! est le slogan idéal. » Dans la typographie, il y a le visuel, et c'est aussi ce qui fait sa force.

Son affiche a tué tous les autres candidats. L'histoire retiendra qu'il y a eu deux très beaux slogans : « La force tranquille » de Mitterrand et « En marche ! » de Macron. Vous savez, les images sont les sous-titres des mots ; ce sont les mots que les gens retiennent, mais si vous avez les mots, l'image vous rentre aussitôt dans la tête. « Le poids des mots, le choc des photos » fonctionnera toujours.

Le numérique, c'est le grand danger du XXIe siècle. Les fake news viennent pourrir les campagnes, c'est pourquoi les candidats d'aujourd'hui et de demain doivent s'y préparer. Les réseaux sociaux sont des fleuves de boue, et plus le numérique gagnera du terrain, plus la charge de vérification de l'information sera importante. Hier, on mettait vingt-trois heures à rétablir la vérité, quand aujourd'hui cela doit être fait en vingt-trois minutes.


Les candidats se comportent-ils de la même façon que dans les années 1980 ?

Aujourd'hui, les candidats manquent de conviction, et, par conséquent, de préparation.

Le débat reste le débat. Pour le gagner, on doit s'y préparer. Nicolas Sarkozy a perdu son débat face à François Hollande en 2012, car il ne s'y était pas préparé. Il s'est cru plus fort que le débat, et ç'a été catastrophique. Je me souviens que Mitterrand préparait le débat de 1981 depuis des mois. Il est devenu le meilleur communicant à la télévision, parce qu'il s'y est préparé. Dans son vocabulaire, Mitterrand était volontairement en dessous de ses capacités, et il avait raison : il faut parler « peuple » pour s'adresser au cœur de la France. Giscard parlait « lettré », c'était sa faute. Mitterrand cherchait à faire passer son adversaire pour le « docteur honoris causa » un peu démodé. Il a su s'adapter à la télévision, employant des formules chocs et simples qui touchent le cœur. La force tranquille a été une campagne d'émotion. Génération Mitterrand encore plus. Après de Gaulle, Mitterrand est le dernier président iconique. C'est dû à la communication.

Les campagnes de 1981 étaient libérées tandis qu'aujourd'hui elles sont verrouillées. Quand Giscard d'Estaing a été mêlé à l'affaire des diamants, j'ai détourné ses affiches électorales en remplaçant ses yeux par des diamants. Les gens ont applaudi mais c'était mafieux. Après coup, je m'en suis beaucoup voulu. Je n'ai pas été poursuivi pour autant. Aujourd'hui, la société est beaucoup plus moralisée, lyophilisée. Et puis que dire des meetings… ils ont du plomb dans l'aile – à l'exception des meetings de fin de campagne qui restent grandioses. Le meeting de Sarkozy au Trocadéro était d'une beauté absolue, c'est le roi des meetings.


Que dire de l'impact de l'image qu'un politique donne de lui ?

L'image qu'un politique renvoie est aussi importante que les mots. Beaucoup de gens disent que Macron est hautain, mais il ne l'est pas du tout. Il a commis une faute en supprimant l'impôt sur la fortune. Je l'avais pourtant prévenu : « Si tu es comme les riches, tu seras hautain. » Cette mesure a empoisonné son quinquennat et a profondément entaché son image. La campagne de 2022 va être décisive. Je crois que seuls Emmanuel Macron et Édouard Philippe peuvent battre Marine Le Pen, qui pour la première fois a une chance. En politique, si tu n'as pas 95 % de notoriété, tu ne peux pas être élu. Si Valérie Pécresse est candidate, elle n'a que très peu de chances de l'emporter. Les Parisiens la connaissent, mais au-delà de 50 kilomètres, on ne la connaît pas. Xavier Bertrand a gagné une notoriété nationale deux ans plus tôt, ce serait plus simple pour lui d'accéder au second tour.

En 2002, Lionel Jospin était candidat, et il a perdu. Il n'a pas joué le jeu de la communication par vertu. Jospin est un homme intransigeant. Il ne voulait pas utiliser les fourches caudines de la communication pour communiquer.


En 2017, Macron a mené une campagne exceptionnelle. Mais quand on fait du grandiose, ça n'arrive pas deux fois. S'il est candidat à sa réélection, il va devoir mettre les bouchées doubles. La prochaine campagne se jouera à la fois sur le digital et sur le débat, mais l'affiche et le débat vont perdurer encore quarante ans…

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