samedi 4 février 2012

SOYONS WINNERS



  Lors Sam Goldwyn et son comparse Louis B. Mayer inventèrent la MGM, et réinventèrent Hollywood, ils ne se contentèrent pas, de fusion en fusion, de lever auprès des investisseurs l’argent de leurs superproductions. Ils réécrivirent les scripts, choisirent eux-mêmes les réalisateurs, assurèrent le casting et super-visèrent le montage. A la manœuvre, leur instinct et leurs tripes, leurs coups de gueule et leurs coups de cœur, leur spontanéité et leur réactivité. La Winner génération du cinéma mondial était née. A leur suite, Francis Ford Coppola, Martin Scorcese, Clint Eastwood, George Lucas, Steven Spielberg, Sean Penn font de même et, comme par hasard, signent les plus grands succès de leur art. 

  Nos tycoons de l’imaginaire d’hier s’affirmaient à coups de génie, nos magnats de la finance d’aujourd’hui n’ont affiché que des coups de Bourse. Money et marketing ont mené la ronde ; la création suit, la plus lyophilisée, la plus ouatée, la plus stéréotypée possible. Pas de vague, sinon de fric. Pas de poigne, du pognon, pas de roses, du blé. Hélas, les idées, telles les herbes folles, ne poussent pas sur les moquettes insonorisées des salles de conseil d’administration, mais dans le brouhaha incontrôlable des salles de rédaction ou de création. La restructuration (crise oblige), la mondialisation (mutation impose), la capitalisation (économie exige) ont inversé les rôles. Signe des temps et mauvais signe, les marchands ont chassé les poètes du temple. Les sociétés sont toujours suicidaires. Les années 1980 nous donnaient l’envie d’avoir envie. Elles furent, non ces années frime, ces années fric que professent ceux qui ne les ont pas vécues, mais les années de la libération des énergies, des idées, des mœurs, des médias, des envies et des rêves. La peur du bonheur, ce mal français, nous les a fait prendre en grippe au premier fléchissement boursier. La chaine créative s’est aussitôt grippée. Se reprochant soudain cette vie belle des eighties, les nineties prônèrent la rigueur. La rigueur est fille de l’émasculation, d’où les assassinats en règle des « imaginants ». Le nouveau millénaire, promu à être celui de toutes les innovations, de tous les risques, de toutes les avancées, s’est ancré dès ses premiers pas dans le « revival » et la défiance, bref le repli sur soi. L’an 1000 nous avait plongés dans une torpeur que nos ancêtres mirent des décennies à vaincre, l’an 2000 aurait-il suivi la même pente ? Par bonheur, le krach de 2008, qu’il faut bien appeler par son nom, est venu remettre les pendules à l’heure du changement et nous rappeler qu’en regardant passer les trains de la modernité, nous laissions s’enfuir notre futur. 

  Le crime est collectif, nous sommes tous responsables et coupables. Les politiques, les médias, les banquiers, mais tout autant les publicitaires eux-mêmes. Qu’avons-nous créé de grand, de beau, à l’épreuve des siècles, tels nos prédécesseurs ? Quelle civilisation nouvelle avons-nous inventée ? Quelle œuvre d’art immortelle ? Quel livre marquant une génération ? Quel film ? Notre plus grand succès : Bienvenue chez les Ch’tis et sa suite douanière plus désolante encore. Que restera t-il de cet autant en emporte le vide ? Levez les yeux. Tous les objets qui nous entourent ont dix, vingt, cinquante ans. Souvenez-vous des « années créa » où Philippe Starck réinventait le design, Jean Nouvel l’architecture, Jean Paul Goude le 14 Juillet, Mondino l’esthétisme, César et Arman la sculpture, Godard le cinéma, Gainsbourg la chanson, Coluche la provoc. Et puis, soudain, tout s’est arrêté. Deux décennies d’immobilisme nous ont mis à la traîne du peloton des nations conquérantes. J’en subodore la cause : toutes les 50 secondes, un Français a 50 ans ; nous sommes devenus un vieux peuple de vieux envieux, refusant de céder son fauteuil à la génération montante. Nous consommions pour le seul plaisir de noyer la banalité quotidienne dans le flot de nouveaux projets, de nouveaux objets, de nouvelles couleurs, de nouveaux meubles, de nouveaux journaux, de nouvelles pubs. La consommation était une fête, à coups de soldes, de rabais, de promos, nous en avons fait un business. Dès lors, notre société fabriqua à la chaine, elle ne créa plus. Elle photocopia. Elle ne produisit plus de richesses, elle spécula. Elle ne travailla plus, elle fit travailler son argent, jusqu’au jour où il se mit lui-même au chômage. La spirale était infernale, elle nous précipita en enfer. Arriva ce qui devait arriver, les banquiers firent sauter la banque. Hélas, c’était la nôtre. Seuls les altermondialistes et les anticapitalistes ont tiré la sonnette d’alarme ; nous les avons traités d’attardés politiques ou de doux rêveurs. Ils l’étaient en partie mais ils stigmatisaient une spéculation sans foi ni loi, inhumaine, arrogante et asphyxiante de la planète comme de notre conso. La mode et son culte de l’éphémère tiennent désormais rang de référant, le luxe de moteur de l’économie, la télévision de culture, l’audimat de religion, la presse people d’info. Hier, nous avions un regard sur les choses, nous voici réduits au voyeurisme. Les médias, dans leur ensemble ne sont pas en reste, plus occupés par la dernière ligne de leurs bilans que par leurs lignes éditoriales. 

  Il a perdu la boule, notre globe ! Il court après une morale planétaire combattant le fantôme de Ben Laden et dans le même temps, fermant les yeux sur la bombe iranienne à venir, ou la pakistanaise prête à l’emploi, les seuls vrais risques d’une fin atomique, à moins qu’un prochain tsunami planétaire ne s’en charge. Le monde s’ouvre à la dépénalisation de la drogue, mais fumer une cigarette en public est un délit. Il met ses patrons au fer pour corruption, mais continue sa ronde de bakchichs gouvernementaux pour mieux vendre des armes. 

  Quelle déroute de nos élites : banques et financiers nous ont trahis, politiques et journalistes nous ont menti, experts et oracles nous ont trompés. Pire, ils se sont trompés ; leur première faillite est celle de leur jugement ? Tant d’intelligence, de morgue, de contentement de soi, et l’incapacité de voir plus loin que le bout de leur bilan de l’année et du montant de leurs stock-options. 

  La dépression est profonde, elle appelle à une remise en cause radicale de nos modèles économiques, politiques, sociétaux. Lors de précédents krachs, les clés du rebond étaient connues. Tailler dans les coûts et de concert dans les effectifs. Rien n’augure de l’efficacité de cette méthode aujourd’hui. Le remède ne fait qu’accélérer le mal. Le moteur de la relance, c’est la confiance, celui du chômage la défiance. Ce n’est pas l’économie, l’industrie, le commerce qui défaillent, c’est l’usage que nous en avons fait. Le monde ne change pas, nous changeons de monde. Il est temps de s’atteler à sa reconstruction. Créer un monde où le capitalisme serait moral, les parachutes dorés remisés au grenier, les super bonus amputés, le travail réanobli, le partage de règle, l’Etat changeant de logiciel pour revenir aux sources de la social-démocratie s’il est de gauche, de la démocratie sociale s’il est de droite. 2012 en décidera. 

  La foi ne se porte pas mieux. Intégrisme, dogmatisme, fanatisme. Le Moyen Age revient en force. Dieu est mort et le voici renaissant sous de multiples figures qui sont autant d’ersatz. La multiplication des pains s’est faite multiplication de sectes. Dans ce charivari des âmes, les religions établies perdent à leur tour leurs assises. Le nouveau pape, anti-capote, s’est cru plus fort que le sida, Mahomet fait dans le terrorisme, Boudha dans l’activisme. Les esprits s’interrogent, le mysticisme rôde. Les anciens fidèles, en quête d’un nouveau maitre, cherchent sans la trouver, une croyance crédible, faisant le lit des télévangélistes, tous charlatans du Diable. 

  Bref, chacun désespère. Je dois être anormal : pas moi. J’aime les temps d’incertitude. Du doute naît l’évolution. La fin d’un monde sonne les prémices d’une renaissance. C’est notre société tout entière, et le monde à l’unisson, qui s’interroge sur elle-même. Mieux, elle sait confusément que demain ne sera pas un autre hier. L’économie n’est plus à la fête. Banqueroutes des nations, des cités, des systèmes, des structures : Bourse en berne, Europe en récession, déflation rampante, pouvoir d’achat en vrille, seule progresse la morosité. Nos repères eux-mêmes vacillent. L’Amérique, cette arrogante première de la classe, coiffe à son tour le bonnet d’âne de la déconsommation mais dans un ultime sursaut de clairvoyance, a repeint sa Maison Blanche en noir. Cameron le moderniste, a terrassé Brown le vieux jeu, Lula le metalo autodidacte a sauvé l’économie du Brésil et choisi lui-même sa succession. Des pans entiers de la carte s’embrasent : La Chine, L’inde qui hier criaient famine, crient fortune. Les peuples arabes se libèrent malgré l’ordre mondial qui préfère les voir massacrés par leurs tyrans plutôt que de risquer leur confort politique à les protéger dans leurs révoltes. 

  A changement d’ère, changement d’être. Il nous faut repenser notre façon de penser, de dépenser, de vivre. Une nouvelle génération s’invente, celle des Winners du XXiè siècle. Elle aura pour mission d’inventer ce nouveau monde qui s’esquisse déjà. Les têtes qui nous mèneront vers ces rives seront aussi réfléchies qu’instinctives, autant appliquées que passionnées, aussi rationnelles qu’émotionnelles. Place au règne des équilibres de l’imagination et de l’action, de la mesure et de la démesure, du possible et de l’impossible. Les Chinois n’ont qu’un seul et même idéogramme pour dire « crise » et chance ». Cette crise est notre chance, celle de cesser enfin vouloir régir le monde mais nous soumettre à ses lois. Tant économiques qu’environnementales, tant libérales que sociales, c’est aussi la chance pour l’Europe de prendre la tête de cette révolution sociétale : penser plus, dépenser moins, consommer mieux, consommer moins, travailler plus, râler moins. Pourquoi n’en serions-nous pas capables ? Affaire de foi en nous. Croire en la victoire est un acte de guérison. 

  En vingt ans, notre outil industriel, même s’il s’est hélas délocalisé, a fait peau neuve l’implication de chacun est plus forte. Contrairement aux apparences, nous sommes, nous la France, le peuple d’Europe aux heures de labeur les plus productives. En vain. Pour l’instant, nous manquons de cœur, d’ardeur, de projets. Bref, de Winners. Mais pas de panique ! Ils sont là, couvant sous la cendre de la crise qui ne durera que le temps que durent les crises. Ils vont s’enflammer et nous entrainer dans l’aventure du 3è millénaire, la plus fascinante qu’il n’ait jamais été donné de vivre. Le présent est morose, l’avenir ne peut qu’être meilleur. Et nous avons les armes pour l’affronter sans peur, ni complexes. Notre administration, que nous ne savons que dénigrer, est l’une des plus efficaces du monde, nos mathématiciens parmi les plus demandées, notre main d’œuvre l’une des plus enviées. L’esprit de renouveau est là, souterrain mais vivant. Starck redessine le globe, Nouvel est sacré l’un des plus grands architectes du moment, Bolloré invente l’Autolib, Bouygues et Vinci construisent le monde de toute part. Notre CAC40 a renouvelé ses patrons et affiche en pleine déprime une santé radieuse. Airbus coiffe Boeing, Suez a épousé GDF : des noces d’or dans le divorce économique. Areva conquiert l’Inde après la Chine. EDF, France Télécom, Air France, Carrefour font la course en tête. Notre industrie du luxe, de LVMH à Gucci, est la première du globe. Dans le raz de marée bancaire des subprimes US qui s’est abattu sur nos côtes Européennes, nos banques, tant bien que mal, ont mieux tenu le choc. Dans le Top 500 des plus grandes entreprises mondiales, selon Fortune, 39 sont Françaises. Et, dans mon petit domaine, la pub, Havas et Publicis restent les seuls compétiteurs des Anglo-Saxons. Aucun autre pays n’a de groupe de communication mondial. Et si les trente glorieuses étaient devant nous ? 

  La sinistrose, notre mal endémique, nous pousse à la nostalgie. Quelle stupidité ! L’accélération du progrès est exponentielle. Comment s’en plaindre ? Le monde a pris conscience du danger, le drame nippon vient de l’en convaincre. Il se sait mortel, il ne se laissera pas mourir, pas plus qu’il ne laissera mourir sa planète. « Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve », disait Hölderlin. Nos prédécesseurs, quelle que soit l’époque, quel que soit le danger, ont toujours trouvé la parade, et nous sommes de nos jours tellement mieux prévenus. A l’Europe et la France de prendre sa part dans cette reconquête. L’imagination est dans nos gènes. Nous avons été de beaux inventeurs, faute d’être de bons vendeurs et de grands fabricants. Le 20ème siècle a sacré les machines et donc le règne des peuples mécaniciens, allemands, américains, japonais : le prochain sera celui des imaginants. La machine a pris de l’avance sur l’homme, aux Winners de rattraper le temps perdu. La dernière mine qui ne sera jamais fermée, c’est notre mine d’idées. A eux de savoir l’exploiter. « La seule peur a craindre, selon Roosevelt, est la peur d’avoir peur ». Soyons Winners. 

Et d’abord lisons Winners.




Jacques Séguéla

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