Actualité INTERVIEW «On en a encore pour dix ans de low cost»
Pharmacien de formation, Jacques Séguéla, fondateur de l’agence Euro RSCG et grand communicant devant l’éternel, n’a jamais quitté l’officine de l’oeil. À l’aube de la campagne présidentielle, le « fils de pub » dispense ses conseils décapants aux potards.
La France est à l’aube d’une nouvelle élection présidentielle : les pharmaciens, comme d’autres professions, veulent se faire entendre. Devant la profusion des messages, le moment est-il finalement bien choisi ?
Il n’y a pas de meilleur temps pour manifester et faire avancer les choses qu’une élection présidentielle. Pour faire reconnaître la place du nouveau pharmacien dans la société, la profession doit absolument utiliser cette fenêtre de tir pour entrer en mutation, faire pression sur le pouvoir et aussi profiter de cette hypersensibilité que ressent le peuple de France, comme une fois tous les cinq ans lorsqu’il a à décider d’un choix de société.
Dans votre carrière, vous avez suivi et supporté de nombreux candidats à la présidentielle : quelle est la meilleure façon de faire ?
Il faut faire le coup de Nicolas Hulot : écrire une charte et la soumettre aux deux candidats en leur demandant de s’engager. La politique a plus besoin des pharmaciens que des médecins. Les médecins ne reçoivent pas trois millions et demi de personnes par jour dans des circuits fermés où le dialogue est possible. La pharmacie est un métier où les idées circulent, un forum, un chat. Les pharmaciens n’ont pas à se laisser damer le pion par les médecins au niveau du lobbying. “ Quand on entre dans une pharmacie, on entre chez un ami. ”
Pensez-vous que la santé pourra enfin devenir un thème de campagne ? Elle en est historiquement absente alors qu’elle est une préoccupation majeure des Français, juste derrière le chômage.
C’est la troisième attente des Français après l’emploi et le pouvoir d’achat et avant la sécurité. Nos candidats ne semblent pas s’en soucier suffisamment. Et pourtant, quel candidat peut se priver de cent mille pharmaciens qui, avec leur bouche, leurs oreilles et leur bouche-à-oreille en valent deux millions ?
Est-ce qu’à votre avis un candidat serait plus sensible qu’un autre à ces thématiques ?
La santé, c’est comme l’éducation : qui peut y être insensible ? Peut-être Nicolas Sarkozy part-il avec la frustration de n’avoir pu mener la réforme de la dépendance, faute de moyens. Mais si vous êtes reçu par l’un, vous serez reçu par l’autre. La dépendance est une des clefs du problème, elle fait d’ailleurs partie de la nouvelle identité du pharmacien.
Chaque profession a ses arguments à faire valoir auprès des candidats. Quels sont ceux de l’officine ?
L’état des lieux est clair mais il faut le redire en permanence : la pharmacie est le premier employeur en zone rurale. La Poste a perdu ce rôle : vous vous rendez compte du poids que cela représente dans une élection ? Talleyrand disait : « Paris a de l’esprit, la province a du caractère. » C’est de la France profonde que naîtra la décision finale. Ce match qui se joue entre les deux protagonistes – il n’en reste déjà plus que deux, selon moi, François Hollande et Nico las Sarkozy – ne se fera pas sans les pharmaciens, qui sont, en plus, des relais d’opinion. Le moment est arrivé de les aborder, non pas agressivement, mais en leur proposant un partenariat. La France a besoin des pharmaciens autant que les pharmaciens ont besoin de la France. Rendez-vous compte : une pharmacie à moins de dix minutes de chaque Français, même la grande distribution n’a pas cette chance-là ! On est le seul pays du monde à disposer d’un tel réseau : les officines reçoivent trois millions et demi de patients chaque jour, 24 heures sur 24, 365 jours par an. Or personne n’a compris, parce que la loi a été passée sous silence, que le nouveau pharmacien était arrivé. Même moi j’ai mis deux ou trois mois pour comprendre que la loi était passée. Les candidats sont obligés de s’en rendre compte mais pour l’instant cela n’a pas été clairement formulé. Il y a vingt-trois mille officines en France, l’idée est claire : « Je représente cent mille personnes, allez-vous enfin m’écouter ? » Si ce n’est pas le cas, il faut convoquer la presse et aller au Grand Journal sur Canal+.
Vous dites « le nouveau pharmacien » mais, pour vous, qu’est-ce que représente ce nouveau pharmacien exactement ?
Celui qui assure un rôle de conseil élargi, du dépistage, procure de l’aide à la dépendance ou aux malades de longue durée… Alors que cet outil indispensable est en déclin, on a l’impression que tout le monde s’en fout. Même les pharmaciens ne réagissent pas ! Et là, je parle à la fois en tant que pharmacien et en tant que communicant : deux cents officines ont disparu l’an dernier et près de quatre cents en deux ans. Ce tissu de protection sanitaire est en train de se réduire comme peau de chagrin. Quand on entre dans une pharmacie, on entre chez un ami. L’officine est, avec la librairie, l’un des deux seuls commerces du monde où l’on entre en ami. Dans les autres endroits, on entre en pigeon : si vous entrez mort de faim dans une supérette, on ne vous donnera pas un yaourt ; dans une pharmacie, vous pouvez entrer avec un bobo et vous faire soigner gratuitement. Voilà toute la différence. Il faudrait juste arrêter de solder ses vitrines aux laboratoires et en réserver la majeure part à cette nouvelle identité du pharmacien.
Avez-vous l’impression que la situation des officines est bien comprise par les patients ou la pro fession souffre-t-elle finalement encore des clichés qui lui sont attachés ?
Les Français ont l’impression que la situation des officines est acquise, que rien ne changera jamais. Les pharmaciens sont toujours aussi aimés, pas besoin de faire de sondages pour s’en rendre compte mais ils ne réalisent pas que c’est le déclin qui commence. Ce début augure d’une crise grave, qu’il faut soigner sans tarder. On en connaît les causes : baisse dramatique des marges, problème de déremboursement des médicaments… On n’en est d’ailleurs qu’au début. Rendez-vous compte, il n’y a que le luxe qui fonctionne encore ! C’est bien le signe que notre société marche à l’envers. S’il y a quelque chose dont on peut se passer en temps de crise, c’est bien d’un foulard Hermès. La crise va s’estomper, mais on en a encore pour dix années de low cost devant nous. On va certes guérir de la crise sous peu mais il faudra des années pour guérir de la dette et donc quitter cette « low attitude » : low conso, low ego… low santé également ! Ajouter à cela les crises sanitaires, dont l’industrie est grandement responsable… On n’a pas entendu le pharmacien dans le scandale du Mediator or c’est lui qui aurait dû faire un procès à l’État : il a été rendu complice du crime du Mediator. La même scène dans une supérette aurait provoqué une réaction très forte de la grande distribution.
Pas de manifestations, pas de banderoles… Les pharmaciens seraient-ils trop polis ?
Les pharmaciens ne sont pas polis, ils sont inhibés ! Sans raisons. La profession est trop passive en raison d’un complexe d’infériorité, contracté pendant les études, par rapport à la société. Alors que le cursus des pharmaciens est à peu près équivalent aux études médicales, ils n’ont pas la reconnaissance scientifique et humaniste qu’a le médecin. Il y a plus de compétence médicale chez les médecins – c’est évident –, mais le pharmacien a un double rôle : assurer la distribution, le contrôle des médicaments, et créer ce lien de santé avec le peuple de France. Il faut trois mois pour obtenir un rendez-vous chez le médecin et vous êtes reçu comme un chien ! Nous sommes en pleine mutation, c’est le moment d’agir. Chaque fois que je suis dans un journal pharmaceutique, j’ai l’impression de redire la même chose : le pharmacien doit changer, on le lui dit en permanence. Et pourtant, rien ne se passe derrière.
Les crises qu’a connues le monde de la santé – aussi bien financières que sanitaires – ont-elles paralysé les volontés de changement ?
Le paradoxe est que les métiers de santé sont parmi les plus privilégiés : la France est un vieux pays de vieux. Toutes les cinquante secondes, un Français a plus de 50 ans, toutes les cinquante secondes, un nouveau client naît pour la pharmacie. Passé 50 ans, on se nourrit autant de petites pilules que de steak frites. Pas besoin de « jérémier » : le marché est là, il est énorme et il est ouvert. Avec l’extension de leur rôle, qui n’est pas assez connu, les pharmaciens doivent se mettre en avant, discuter avec les patients, les accueillir dans leur bureau. En retour, les patients viendront voir leur pharmacien naturellement, alors que ce n’est aujourd’hui pas passé dans les moeurs. Ces nouvelles missions sont une vraie tâche, et pas simplement un hochet que l’administration a donné aux pharmaciens pour les calmer. Pourquoi ? La seule façon de régler le problème de la Sécurité sociale, c’est la prévention. Un malade sur deux n’est pas malade et l’abus de médicaments est déplorable. Quels sont les seuls soldats de la prévention possible ? Évidemment les pharmaciens. À eux de profiter du papy-boom ! Passé 50 ans, la première préoccupation, c’est la santé et ça le reste pour les cinquante années à venir, puisque nous vivrons tous centenaires. C’est une mine d’or pour la profession. Ce pays de vieux ne doit pas devenir un pays de vieux mal soignés et aigris, sinon on court à la catastrophe. Il faut que les pharmaciens fassent que la France vieillisse jeune, c’est leur fonction. La parapharmacie est également là pour les aider, c’est leur rôle de les aider à faire le bon choix. Si on va chez les pharmaciens et non chez Leclerc, c’est d’ailleurs pour cette raison.
Parlant d’avenir, la jeune génération a du mal à prendre la suite en raison du prix des fonds…
Les banques ne jouant pas le jeu, les jeunes ne peuvent plus s’installer. Autrement dit, la pro fession meurt par la tête : la pharmacie a enfilé une gigantesque capote anglaise, elle ne fait plus d’enfants. Il faut qu’il y ait une banque d’État spéciale pour les jeunes pharmaciens pour les aider à l’installation. Sinon la pharmacie à moins de dix minutes de chaque Français, c’est fini dans dix ans.
Vous le disiez à l’instant, l’avenir est à la prévention mais comment agir concrètement ?
Seule la création de networks peut sauver la pharmacie : des réseaux de professionnels. Qu’est-ce qui se passe en Angleterre, qu’est-ce qui se passe en Amérique ? Il faut créer des chaînes et leur obtenir le droit de faire de la publicité. Pourquoi Leclerc aurait-il le droit de faire de la publicité et pas les pharmaciens ? Si on veut que les chaînes existent, il faut qu’elles communiquent. Pourquoi les pharmaciens n’auraient-ils pas droit à une politique commerciale ? Le métier est à 50 % médical et à 50 % commercial. Pourquoi veut-on l’asphyxier alors que la parapharmacie est un des facteurs de survie de l’officine ? Pourquoi Leclerc peut-il faire des annonces en cassant les prix sur la parapharmacie et le pharmacien, non ? Dans ces années low cost qui s’annoncent, si le pharmacien ne baisse pas ses prix, la parapharmacie lui échappera et ira aux distributeurs. “ Le pharmacien doit changer, on le lui dit en permanence. ”Leur survie médicale dépend donc de la qualité commerciale que leur octroiera l’État. Le corporatisme et l’individualisme, c’est la mort du commerce. On voit bien que la grande distribution souffre de ce manque de personnalisation, de proximité.
Qu’entendez-vous exactement par « chaînes » ?
J’entends des réseaux de professionnels indépendants, qui se regroupent pour la création de nouveaux services. C’est un autre avantage des chaînes : pouvoir exploiter correctement ce potentiel. Attention, je ne dis pas qu’il faut être dépossédé de son officine : il faut rester propriétaire mais mettre en commun le marketing, la communication, leur lobbying et leurs achats. Exactement comme le font Afflelou ou Grand Optical.
La méthode est déjà employée par les groupements de pharmaciens, qui proposent ce concept : quelle aide peuvent-ils apporter à la profession ?
Prenons le cas des opticiens, qui ont aussi un rôle médical. Ils ont sauvé leur métier de cette manière. Comment Afflelou a-t-il réussi ? Les prix n’ont jamais autant baissé et la qualité de service n’a jamais été aussi élevée. Ils ont réussi parce qu’ils n’ont pas nié les règles du commerce. Ce n’est pas parce qu’on entre chez Afflelou qu’on n’est pas traité par un vrai professionnel, qui vous prend en charge aussi bien qu’un autre opticien. Prenons mon cas personnel : je suis un commerçant et je suis un expert : je n’ai pas honte de ce double statut et de faire payer mon expertise. Pourquoi le pharmacien aurait-il honte de faire payer son expertise ? Actuellement, la pharmacie est un métier que les pharmaciens font mal parce qu’il n’est plus adapté à son temps. Ils ont un complexe d’infériorité alors qu’ils sont au même niveau. “ C’est l’individualisme qui tue la pharmacie à petit feu. ”Je le répète : l’union fait la force. C’est l’individualisme qui tue la pharmacie à petit feu.
Peut-on penser argent et penser soin dans le même acte ? Beaucoup en doutent…
Est-ce que Picasso se sentait complexé de vendre ses toiles plusieurs millions ? Pourquoi le pharmacien se sentirait complexé au moment où l’État a étendu son pouvoir médical à ce qui compte le plus : le lien sociétal ? Quelle autre profession a un lien sociétal agréé par l’État ? La Poste n’existe plus, elle est sur le Net. On entre dans la troisième révolution de l’ère moderne. La première a été celle des marchands au xixe siècle, qui ont fait la fortune de l’Angleterre en construisant des bateaux qui sont allés conquérir le monde. La deuxième révolution fut celle de l’industrie, qui a fait la fortune de l’Europe, du Japon, des États-Unis quand leurs produits sont allés conquérir les marchés du monde. La troisième révolution est immatérielle et vient du Net. Face à cette immatérialité, on a besoin de densité, de réalité et d’assise. Le réseau pharmaceutique est une réalité : il est là, implanté, on peut le toucher, parler au pharmacien.
Pourriez-vous nous inventer un de vos fameux slogans pour résumer la nouvelle identité de la profession ?
Nouveau monde, nouveau pharmacien.
Laurent Simon et Anne-Laure Mercier
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