lundi 15 août 2016

1987, quand Mitterrand songeait à ne pas se représenter - JDD

"Vous savez que je ne me représenterai pas en 1988", dit le Président à un Jacques Séguéla sidéré. Le tête-à-tête entre les deux hommes a lieu à l’Élysée durant l’été 1987.



En ce matin de juillet 1987, le téléphone sonne chez les Séguéla. Au bout du fil, une voix que Jacques Séguéla ­reconnaît immédiatement : c'est ­François Mitterrand qui l'appelle. Le publicitaire est l'inventeur sinon unique en tout cas principal de la célébrissime "Force tranquille" de 1981. Ah, cette affiche devenue iconique! Mitterrand posant avec, à l'arrière-plan, la petite église de Sermages, dans la Nièvre. Le message, ce matin-là, est laconique : "Séguéla, si vous veniez prendre un petit déjeuner avec moi?"

Trois jours plus tard, Séguéla se retrouve donc à l'Élysée assis face à ­Mitterrand. Mais pas dans la salle à manger : dans la bibliothèque. Durant près d'une heure, pendant que le publicitaire s'interroge (pourquoi ce tête-à-tête?), il va être question de livres, de l'air du temps et, quasiment, de la vie et de la mort. Soudain, changement brutal de ton : "Ah oui, Séguéla, vous savez que je ne me représenterai pas l'an prochain [gros flottement…]. Alors, il faudrait que vous me fassiez une campagne pour... ­Michel Rocard." Séguéla, qui sait – c'est un euphémisme – le très peu d'estime que porte le chef de l'État à Rocard, est sidéré. Pourtant le Président finira par faire, le 10 mai 1988, de celui-ci son Premier ministre pour "lever l'hypothèque", dira-t-il en maugréant.

"Le pouvoir, une assurance contre la maladie"



Ce jour de 1987, Mitterrand, ravi de son effet, reprend : "Mais on ne sait ­jamais. Il faut que votre campagne puisse, le cas échéant, me servir à moi aussi." "Sur Rocard, dit aujourd'hui Séguéla, je n'ai jamais cru Mitterrand sincère, mais sur le fond je le sentais vraiment hésitant. Allait-il pouvoir ­accomplir jusqu'au bout un second ­septennat?" "Il s'est dit que le pouvoir était une assurance contre la maladie", glisse un acteur de l'aventure.

En attendant, puisqu'il y avait feu vert, en avant pour… Rocard ou plutôt pour Mitterrand II. Les idées chez Séguéla fusent. Cet été-là, la cote de popularité de l'homme qui, depuis 1986, cohabite avec Jacques Chirac à Matignon est flatteuse. Mitterrand, il est vrai, excelle dans le registre du "père de la nation". Avec 52% d'opinions favorables, selon l'Ifop. Encore fallait-il que le "Mitterrand 88" ne ressemble pas au "Mitterrand 81" et prenne donc ses distances avec le PS ; que la droitisation de la société française soit prise en compte ; que Barre, qui sera cruellement comparé par Séguéla à "une tortue qui avance à l'envers", soit démonétisé. "Lui, il fallait absolument le tuer, dit un témoin." Enfin, tout devait être fait pour enfoncer le plus possible un coin entre les centristes et le tandem Chirac-Pasqua.


«On était un peu des enfants qui disaient : les méchants Pasqua et Chirac nous font peur»


Pasqua, ministre de l'Intérieur, faisait déjà l'unanimité de la gauche contre lui depuis la mort au Quartier latin, le 6 décembre 1986, du jeune étudiant Malik Oussekine, coursé par les policiers voltigeurs lors des manifestations contre la loi Devaquet. D'où, à l'intention du président sortant (et non pas du leurre Rocard), un thème : la "France unie". Un slogan, fort peu socialiste : "Génération Mitterrand". Un visuel fort, "emprunté à Michel-Ange" : une main d'homme qui cherche une main d'enfant (celle de Lola, la fille de Séguéla). Mitterrand, goguenard : "Je dirai que c'est peut-être ma main et celle de Rocard qui se rejoignent." 

Celui qui, à l'époque, joue un rôle clé pour nourrir un "désir Mitterrand", c'est Pierre Bergé qui, renflouant le magazine Globecréé en 1985, en prend le contrôle éditorial en 1986. Il confirme aux commandes le "libéral de gauche" (et pas socialiste pour deux sous) Georges-Marc Benamou. Et voici Globe – magazine culturel, politique – qui devient un instrument essentiel parce que hyper réactif de la reconquête complète du pouvoir par Mitterrand. Benamou ne se cache pas d'avoir organisé une "dramaturgie du suspense" autour des vraies-fausses hésitations du Président : "On a bordélisé la stratégie du PS. On correspondait à la stratégie inconsciente de Mitterrand."

"Tonton, laisse pas béton"


Fort de son aura et de son carnet d'adresses, Bergé va structurer, lui, la galaxie des convertis à Mitterrand, qui ne veulent pas devenir orphelins. Le chanteur Renaud sera la tête de proue d'une opération "Tonton, laisse pas béton". Un Renaud qui, lors d'un rendez-vous stratégique, est en retard avant – soulagement général – de surgir, "tétanisé de timidité". Benamou se souvient : "On était un peu des enfants qui disaient : les méchants Pasqua et Chirac nous font peur."

En décembre 1987, la une de Globe fera sensation avec le visage de ­Mitterrand en silhouette et ce simple slogan, à des années-lumière de la campagne de 1981 : "Ne nous quitte pas…" Globepublie une première liste d'aficionados non-PS. On y trouve Yves ­Mourousi, Philippe Starck, Michel ­Berger tout comme le monarchiste ­Bertrand Renouvin. Le comédien Pierre ­Arditi plane : "Il me dit que j'existe ­encore." La romancière ­Françoise ­Mallet-Joris s'emballe : "Il me rappelle le roi Louis XI." En mai 1988, Mitterrand remerciera Globe avec une longue ­interview on ne peut plus consensuelle accordée au tandem ­Bergé-Benamou. Dans son viseur, une seule cible : l'État RPR. "Un système de ce type ne peut que nuire à la démocratie."

En 1988, le verdict tombe : ­Mitterrand est réélu haut la main. Jacques Chirac, lui, est parvenu à devancer Raymond Barre, mais son échec au second tour est cinglant. "Les Français n'aiment pas mon mari", se désole une "Bernadette" qui n'avait pas imaginé que Mitterrand, président rétréci après la déroute de la gauche aux législatives de 1986, puisse à ce point se refaire, muter et séduire

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