6/04/2018 - par Propos recueillis par Delphine Le Goff et Sorlin Chanel
Un demi-siècle après Mai 68, Stratégies a décidé de réunir trois observateurs privilégiés du monde de la communication et des marques. Jacques Séguéla, 84 ans, vice-président d’Havas, posait en 68 les fondations de RSCG. Dans son bureau, où les trophées s’amoncèlent, il a reçu deux autres créatifs stars : Gabriel Gaultier, président de Jésus et Gabriel, qui avait 10 ans en 68, et Georges Mohammed-Chérif, fondateur de Buzzman, qui n’était pas né lors des événements de mai. Sujet de cette discussion à bâtons rompus ? Les utopies, publicitaires ou pas.
[Cet article est issu du n°1948 de Stratégies, daté du 26 avril 2018]
Que vous évoque le terme « utopie » ?
Jacques Séguéla. L’utopie fait partie intégrante de la publicité. À condition que ce soit une utopie réaliste. Car l’utopie désigne étymologiquement un lieu qui n’existe nulle part... Au mot « utopie », je préfère le mot « rêve ». L’utopie peut être purement scientifique, purement intellectuelle. Dès qu’il y a rêve, il commence à y avoir de la sensualité et de la latinité. L’utopie est plus « cerveau gauche » que « cerveau droit ».
Gabriel Gaultier. Ce que dit Jacques est assez juste, il y a toujours eu deux faces dans la publicité. Une publicité qui t’emmène dans un monde, ailleurs, et un autre versant qui fait réfléchir sur une réalité. D’un côté, on avait Bernbach qui était du côté du rêve et des histoires qu’on raconte, et de l'autre, Ogilvy qui était plus du côté du produit. En France, on a toujours opposé Jacques, avec une publicité spectacle qui fait rêver, et des gens comme Philippe Michel, avec un discours du type : « On va vous mettre le nez dans la réalité du marché en vous donnant à voir une pub intelligente qui vous élève ». Le côté cerveau gauche/cerveau droit, c’est un truisme mais ça reste une réalité de notre métier. Il ne faut pas les opposer, ce sont comme deux jambes qui marchent ensemble.
J.S. La publicité est à la vente ce que l’érotisme est à l’amour. C’est le passage du désir à l’acte d’achat, ou le passage du désir à l’acte d’amour. D’ailleurs, dans l’achat il y a une forme d’acte d’amour. C’est toute la différence entre la publicité latine et la publicité anglaise. La publicité anglaise part de la tête pour toucher le cœur. La publicité latine, la nôtre, part du cœur pour toucher la tête – avec un côté émotionnel, érotique. Puis il y a la publicité américaine, qui part de la tête pour toucher le portefeuille ! Celle-là, elle est « bullshit », elle perturbe la notion de désir. L’argent ne crée pas le désir. L’argent ne crée qu’une pulsion, qui est une pulsion assez malsaine.
Utopie et publicité, n’est-ce pas contradictoire ?
G.G. Je ne pense pas que le travail de la publicité soit de véhiculer des utopies parce qu’on est quand même des serviteurs du grand capital…
J.S. Ce que j’aime dans l’utopie, c’est la recherche d’une île. Thomas More, c’est ça ! La possibilité d’une île de Houellebecq, ça définit bien la publicité. Mais il ne faut pas s’imaginer qu’on est des artistes. On est des artistes de la vente ! Quand on parle de rêve, c’est le rêve pour vendre ! Une fois qu’on a évacué ces réalités, on cherche tous à faire vivre nos marques dans une île qui n’existe pas, une sorte de cocon conçu à l’image de la marque et de son âme. Notre métier d’architecte de ces bulles de marques, c’est de les protéger de l’extérieur, les protéger des attaques, les protéger de ces saloperies de Gafa et autres qui sont en train de tuer notre métier.
Quid du digital et des nouvelles technologies ? Permettent-elles vraiment de rendre les utopies possibles ?
Georges Mogammed-Chérif. La réalité virtuelle, la VR, c'est exactement ça. C'est une utopie devenue réalité. Le syst-me de la VR perturbe ton cerveau, t'emmène dans un endroit où finalement, il n'y a rien. Mais elle va te donner l'impresion que de la lave déferle sur toi, que tu es au bord d'un précipice. Sur l'utopie, des films comme Minority Report ou Le Cinquième Élément sont devenus une réalité. La reconnaissance faciale dans les téléphones, j'avais l'impression que, de mon vivant, ça n'existerait pas.
J.S. La plus belle utopie du moment, c’est la voiture sans chauffeur !
G.M-C. Il y a quelques accidents…
J.S. Oui… Ce n’est pas encore tout à fait au point. Mais la réalité rattrape l’utopie. C’est l’utopie qui fait marcher le progrès. Quand tu prends l’exemple d’Elon Musk, c’est complètement fou ! Certes, il est dingue, mais tout ça se terminera un jour sur Mars ! Et on retrouvera la bagnole de Musk qui nous attend là-haut !
G.G. C’est là où l'on repense à Mai 68… Parce qu’aujourd’hui, le problème qui se pose, c’est qu’une fracture se dessine. Entre les hommes augmentés, ceux qui auront les moyens de la télétransportation... Et ceux qui ne l’auront pas. Rares seront les gens qui auront les moyens d’avoir accès à l’utopie. 68, c’était quoi finalement ? Ce n’était pas un mouvement de libération de la société, c’était une mise à niveau d’une très large partie de la France par rapport à un rêve qui existait déjà : libération sexuelle, pouvoir d’achat, liberté culturelle... Or aujourd’hui il existe quand même une très grande part de la population qui n’a pas accès à cette utopie…
Jacques Séguéla, en 1968, vous étiez déjà publicitaire...
J.S. On a créé l’agence en 68. J’allais mettre des pavés sur la tête des flics, Bernard Roux, lui, allait défiler pour De Gaulle. On est allé voir nos patrons et on leur a dit : maintenant, on veut 20 % chacun. Ils nous ont répondu : votre chèque vous attend chez le comptable. On est descendus dans un bistrot, avenue de la Grande Armée, et avec Bernard, on s’est dit « Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? On fait Roux Séguéla ! [le futur RSCG] ». Je dois à 68 d’être là !
Avez-vous le sentiment d’avoir vécu une période rêvée de la pub ?
J.S. C’était une époque dorée parce que c’étaient les présidents d’agence qui décidaient de la pub. Tout était possible. J’ai osé vendre à un client un film où l'on mettait une voiture sur un porte-avions atomique. L’AX décollait et battait l’avion pour monter sur un sous-marin [Citroën en 1988]… Qui peut vendre ça aujourd’hui ? Pour moi la plus grande utopie publicitaire, c’était cette campagne. On a aussi fait rouler la première voiture sur la muraille de Chine [Citroën en 1986], les Chinois ont d’ailleurs dit : plus jamais on n’acceptera ça ! La publicité était dans un moment où elle pouvait être utopique. Tout était possible dans la pub parce qu’elle était encore magique. Cette période a duré jusqu’à la fin des années 1980.
G.G. Jusqu’en 1991, je dirais. Le début des années 1990, ça a quand même été le gros coup : guerre du Golfe, loi Évin (1991) et loi Sapin (1993) quand même !
G.M-C. En réalité, au-delà du mec qui accepte, il faut aussi un type assez fou pour proposer l’idée. Ton cerveau ne va pas là, en fait, parce qu’il se l’interdit.
G.G. Au-delà de la muraille de Chine, il y avait un slogan qui était « Révolutionnaire ! » - on rejoint complètement l’utopie – et là, on était quand même à la limite du foutage de gueule. On parle quand même d’une AX de base et on dit que c’est révolutionnaire…
J.S. Le jour où la publicité est arrivée à la télévision, c’était en 68. Pendant dix ans, les années 70, les Français ont découvert le spectacle de la pub et sont devenus fous de publicité alors que l’écran publicitaire, aujourd’hui, on le zappe ! À l’époque, la pub était un métier à la mode, tous les journaux avaient leur critique de publicité, comme il y a les critiques de cinéma. Dès qu’on sortait une campagne, je faisais une conférence de presse ! C’était un moment utopique de la publicité.
G.G. Toi, Jacques qui a travaillé avec Mitterrand, tu te rappelles quand même que dans la première mouture du programme commun, en 73-74, il y avait l’interdiction de la publicité à la télévision… C’était plus du tout le cas en 81.
J.S. Et c’est Mitterrand qui a aboli la publicité politique [en 1986] !
G.G. Juste avant de livrer la Cinq à Berlusconi (rires) ! Tu imagines quand même la gueule de l’utopie !
La communication politique représente-t-elle le moment où utopie et publicité se rejoignent le plus ?
G.G. La campagne où l’utopie était vraiment assumée en tant que telle, c’était la campagne de Jacques pour Mitterrand. « La Force Tranquille », c’est une façon de projeter les gens en leur disant : cette fois-ci on ne vous vend plus du rêve, on vous vend un rêve qui va se transformer en réalité.
G.M-C. Ces dernières années, beaucoup d’hommes politiques m’ont demandé de faire leur campagne en se référant à Séguéla, qui s’est fait connaître de tous avec Mitterrand, en me disant « Tu dois faire une campagne pour un grand homme présidentiel, pour devenir LA star ». Je leur ai répondu : « Mais c’est fini, ça a déjà été fait par Séguéla ».
J.S. Actuellement, en politique, En Marche, je trouve que c’est une sacrément belle idée !
G.G. Je suis moins enthousiaste que toi…
J.S. En Marche fait partie intégrante de la réussite d’Emmanuel Macron. Il est venu me voir pour me demander de lui trouver un slogan. Il ne voulait pas utiliser « En Marche ». Je lui ai répondu : « Mais tu es malade. Tu vas casser En Marche pour un simple slogan. Ne fais surtout pas ça ! »
Quels sont les nouveaux territoires utopiques pour les publicitaires ?
G.G. Je crois que le terrain de l’utopie, il n’est plus dans la publicité, il est davantage dans les nouvelles technologies, dans la réalité, avec tous les dangers que ça représente. En 68, t’avais les Shadoks juste avant l’écran publicitaire et tu te marrais vraiment devant la pub. Aujourd’hui, quand tu regardes la télé, tu te fais chier. D’ailleurs, tu ne la regardes plus. Là où ça se passe, c’est à côté, c’est ailleurs.
J.S. Le digital et le numérique, pour l’instant c’est un peu tout et n’importe quoi, c’est gâché par le brouhaha des réseaux sociaux, mais c’est une nouvelle arme d’utopisme. Finalement, on est allé au bout de ce qu’on pouvait faire avec des spots. Avec le numérique, tu peux tout réinventer. Mais ça peut aussi tuer la publicité. C’est une arme à double tranchant.
G.M-C. Moi, ce qui m’a donné envie de faire de la pub, c’est que je viens d’une famille de conteurs. J’ai eu envie de faire ce métier pour ça. L’année dernière, aux D&AD, club des DA anglais, on a eu la chance de décrocher notre premier Yellow Pencil pour Nosulus Rift. Ce qui m’a choqué : sur 30 remises de prix, la seule campagne où les gens se sont fendu la gueule, c’est la nôtre. En fait, la pub est devenue chiante. On demande aux jeunes créatifs des idées qui vont révolutionner le monde et, à côté de ça, ils sont devenus des économistes. On leur demande de faire du ROI [retour sur investissement]. Aujourd’hui, tout est trackable, tu peux tout monitorer, mais tu ne donnes plus la chance à des campagnes de se construire sur l’intuition. Comme le dit Jacques, « moins de tests, plus de testicules »...
J.S. C’est toujours vrai. Le vieil adage dit : « Faites rire une femme, elle est dans votre lit ». Eh bien, « Faites rire un consommateur, il est dans votre poche »… L’humour a disparu. Or, la publicité doit être le contrepoint de la presse. La presse est marchande de malheurs, de drames, de guerres… La publicité doit être marchande de bonheur. Elle doit créer en permanence une sorte de joie de vivre, d’acheter, de consommer.
L’aspect divertissant de la pub n’est-il pas contradictoire avec la nouvelle démarche des marques qui prétendent sauver le monde ?
G.M-C. Les publicitaires et les marques veulent se racheter une conscience. Cela donne des dispositifs très ronflants pleins de bons sentiments, même si parfois c’est bien…
J.S. Aujourd’hui, Cannes donne ses Lions avant tout à des campagnes humanitaires, c’est insupportable.
G.G. Oublions Cannes un instant. La promesse d’un monde juste, c’est cela aujourd’hui l’utopie. Ce n’est plus un monde rêvé, c’est juste un monde normal. Je trouve ça dégueulasse, par exemple, ce que fait Innocent avec ses petits bonnets [opération menée avec Les petits frères des pauvres] ou Lacoste avec sa série limitée sur les animaux menacés [opération menée avec l’Union internationale pour la conservation de la nature]. Aller chercher les consommateurs avec les bons sentiments pour leur fourguer des produits, c’est la pire des malhonnêtetés. Aujourd’hui, je rêve d’une marque qui dirait que des produits simples, ça fait déjà suffisamment l’affaire. Je me demande si le prochain pas de l’utopie, ce n’est pas l’honnêteté intégrale. C’est pour cela que j’adore la promesse de la Logan : vous n’avez pas forcément les moyens, mais on vous fait quand même une bonne bagnole.
G.M-C. Le paroxysme du cynisme, c’était il y a deux ans : des publicitaires allaient dans des favelas au Brésil pour préparer des campagnes humanitaires - et surtout tourner des « case studies » pour Cannes. Les campagnes grandes causes, ça devient une sorte d’ONU de la pub. Cannes, c’est terrible pour ça : dans la catégorie « gold », il n’y a quasiment que des opérations de charity. Quand je suis en compétition avec Milka, on ne bastonne pas dans la même catégorie. Les enjeux ne sont pas les mêmes.
J.S. Il ne faut pas se dédouaner d’être des marchands. Pour autant, il faut aussi éveiller les consciences, surtout quand ce n’est pas une cause bidon. Les marques sont tellement attaquées depuis que le consommateur en est devenu - à raison - le copropriétaire, qu’il ne faut pas chasser les initiatives fortes. Le problème aussi, c’est que les créatifs, pour avoir des Lions, ne travaillent plus que sur des sujets humanitaires.
G.M-C. Lacoste, selon moi, ça fait partie des cinq campagnes qui vont rafler plein de prix à Cannes.
G.G. Si tu veux protéger la nature, tu sors ton chéquier et tu la fermes !
On parle beaucoup de l’engagement sociétal des marques, une étude menée par Havas Paris, l’« Observatoire des marques dans la cité » (lire p.14) évoque l’entrée des marques en politique…
J.S. Les marques, surtout les plus importantes, ont la grosse tête, mais je ne crois pas qu’elles s’imaginent remplacer un jour les politiques. Elles ont un discours sociétal ouvert, plutôt qu’engagé ou sectaire, comme les politiques. Les marques veulent avant tout qu’on les aime.
G.G. Les banques et les industries ont plus de pouvoir que les politiques aujourd’hui, il ne faut pas se leurrer.
J.S. Ce sont les Gafa, plus que les marques, qui détiennent le pouvoir à l’heure actuelle. La fortune de quatre hommes pèse autant que le PIB de la France. Si rien n’est fait, ce seront eux les nouveaux maîtres du monde.
G.G. Il faut faire attention avec le terme marques, c’est devenu une sorte de « graalisation » des industries. Lacoste, avant d’être une marque, ce sont des industriels.
J.S. Il ne faut pas que la pub perde toute velléité de créer un monde plus juste. Mais la réelle utopie de la pub, c’est de rendre les marques immortelles. Une marque comme Coca-Cola, qui a 140 ans, est immortelle. Dans 140 ans, elle sera toujours là.
G.M-C. La durée de vie des marques s’est considérablement réduite avec le digital. Très peu de marques sont immortelles. Les marques se font et se défont à une vitesse jamais égalée...
J.S. Certes, 80% des marques vont mourir, mais certaines grandes marques survivront, surtout si elles ne ratent pas le virage du digital. Le seul génie dans la publicité, c’est de durer. Notre métier, c’est d’être faiseurs d’immortalité. Ma seule fierté, c’est de travailler pour des marques depuis des décennies comme Vuitton, Air France, Lacoste, Carte Noire…
G.G. Mitterrand, par contre… (rires)
G.M-C. Aujourd’hui, tout se joue plus au coup par coup avec des visions très court-termistes car aujourd’hui, c’est la guerre entre les marques en termes de visibilité. Ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que l’utopie sera toujours créée par les enfants qui sommeillent en nous, créatifs. C’est quelque chose qui nous lie, nous trois, créatifs de générations différentes réunis autour autour de cette table. La phrase de Cervantès, « Garde toujours dans ta main la main de l’enfant que tu as été », est hypervraie. Même si c’est dur, eh bien on s’en fout et on y va. Au final, c’est souvent parce que l’annonceur en face de toi est un peu dingue aussi que tu peux réaliser des choses dingues, t’acheter une petite part d’immortalité avec quelque chose qui restera dans les mémoires. Tout seul, tu n’y arrives pas. En réalité, il faut avoir des enfants en face de toi. Les histoires que tu racontes au client, ce sont des histoires que tu racontes aux enfants.
(Yannick Bolloré, président directeur général d'Havas, nouveau président du conseil de surveillance de Vivendi, passe dans le couloir. Jacques Séguéla lui fait signe d’entrer.)
J.S. Je te présente les deux plus grands créatifs du monde, ils sont là !
Yannick Bolloré : Pas besoin de me les présenter ! Qu’est-ce que vous faites tous ensemble ?
J.S. Mon utopie, c’est qu’on se mette tous ensemble avec Georges et Gabriel et qu’on crée la plus grande agence du monde. Voilà mon utopie à moi !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire