jeudi 12 novembre 2020

La lettre de Jacques Séguéla (Havas) à Jean-Michel Goudard - Strategies

Le publicitaire Jean-Michel Goudard, «G» de RSCG, qu'il a cofondé avec Jacques Séguéla est décédé à l'âge de 80 ans. Il a également été un proche conseiller de Jacques Chirac et de Nicolas Sarkozy, tandis que Jacques Séguéla accompagnait François Mitterrand. Le vice-président d'Havas lui adresse une lettre.





Mon cher Jean-Michel,

Je ne t’ai jamais écrit, comment est-ce pensable ? Tu es si sensible à l’écriture. Pardonne mon retard. Les agences fondatrices ne sont ni plus ni moins qu’une assos de caractères. Elles durent le temps que dure cet assemblage d’égo. La nôtre a survécu 30 ans. Trente ans de vie commune que tu as su rendre peu commune. 

Tu m’as séduit d’entrée, tu étais tout ce que je ne suis pas et que j’aime : l’ailleurs et l’autrement.

Tu portais des lunettes d’écailles antithèse d’une mode qui les voulait en acier. Ton tailleur était à Londres, mais pas fashion : Paul Smith connais pas !

Tu ne fréquentais pas le monde, c’est le monde qui te fréquentait, attiré par l’aimant de ton anticonformisme, ta première arme de séduction. Avec toi nul, fut-il président de la république, ne te quittait jamais ni sûr de son temps, ni sûr de son monde. Tu déstabilisais ton auditoire en renversant les idées reçues, en retardant l’horloge du futur, en avançant celle du passé. L’ombre de Mishima sommeillait en toi. C’était ta machine à diffuser le charme dont ton premier était la vivacité de tes neurones. Tu es, tu as été, tu restes l’homme de marketing le plus intelligent que j’ai rencontré.

Mon cher Jean-Michel, « L’intelligence est la canne blanche du talent » disait Topor. Sans toi, sans elle, RSCG serait resté RSC. Mais l’intelligence n’est rien sans le courage, vertu première de toute vie, le Manolete rentré que tu as été l’a prouvé dans les arènes des corridas comme dans celles de la pub.

Je ne t’ai jamais vu faiblir face au taureau comme face à l’annonceur. Tu plaçais tes banderilles, entre deux longs silences, avant de porter l’estocade en complet prince de Galles et nœud papillon d’Oxford Street. C’est dans ces situations extrêmes que je t’ai vu plus que jamais toi-même.

Il y avait de l’anglais dans le latin que tu étais, comme il y avait du poète dans le procterien, c’est lui qui t’a fait défroquer de ta secte lessivière pour épouser notre passion partagée : faire d’un cadeau bonus un poème de Baudelaire.

Mon cher Jean-Michel, je te sais croyant mais de quelle croyance ? Ne serait-elle pas celle de l’homme que tu as le plus combattu : les Forces de l’Esprit.

Tu y es désormais à ta place, au-dessus des conventions humaines, au-delà des facilités temporaires, au-devant nécessités terrestres. Ta vie tu l’as vécue en hermite de luxe, sans pour autant en exclure l’échange de réparties en controverses, de prises à parties en contre temps, de prise de parti en contre champ. Mais cette bulle n’était réservée qu’à ceux que tu sélectionnais avec parcimonie.

En ai-je vraiment fait partie ?

Notre combat, bien que fraternel en communicant, toi de Jacques Chirac, moi de François Mitterrand sans nous opposer, nous a peut-être éloignés.

Nous n’en avons jamais parlé… Ce sera pour là-haut.

Attends-moi.

Je t’aime




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